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La Serbie : un recommencement

Partisan N°91 – Juin/Juillet 1994

Nous publions ci-dessous un article publié par la revue « Les Temps Modernes », dans le recueil collectif intitulé « Une autre Serbie ». Ce texte de Ljubisa Rajic est le plus intéressant de ce recueil, car il ouvre des perspectives économiques, politiques et sociales nouvelles, radicales. Sans prendre ce document pour ce qu’il n’est pas (un programme révolutionnaire…) il montre qu’en Serbie même, existe une réflexion progressiste et différente des perspectives démocratiques à la sauce occidentale.
Ce texte comprend un certain nombre d’hommes politiques et historiques difficilement compréhensibles pour les non spécialistes. Dans un premier temps, il suffit de savoir qu’il s’agit de dirigeants nationalistes, sous diverses variantes. [NdlR 2012 : Seselj et Arkan étaient les dirigeants des milices fascistes les plus redoutables dans l’épuration ethnique].

 


Ljubisa Rajic (1947-2012) : enseignait à la Faculté des Lettres de Belgrade (langues et littératures scandinaves). A été bibliothécaire à l’Institut de nordistique de l’Université d’Oslo (1975), traducteur, lecteur à l’Institut de slavistique de l’université d’Uppsala (1977), rédacteur en chef du journal Republika. Il est mort en juin 2012.

 

A quoi ressemble la Serbie actuelle ? La Serbie d’aujourd’hui n’est pas seulement la conséquence d’un développement historique aveugle, mais une création qui sert certains intérêts. S’il n’en était pas ainsi, elle se serait déjà effondrée. Si nous voulons une autre Serbie, nous devons savoir exactement comment la bâtir, et contre les intérêts de qui nous devons la construire.

 

Comment sera cette Serbie que nous désirons ? Dans l’ensemble, nous la voulons européenne. Mais que savons-nous de l’Europe, combien parmi ceux qui aspirent à voir la Serbie rejoindre les rangs de la CEE ont-ils lu, par exemple, le traité de Rome ? Savons-nous quelle est cette vague droitière qui déferle sur l’Europe, savons-nous quelle est la concentration de pouvoir dans ces pays, ce que représente la Communauté européenne pour les petites nations, - tout ce à quoi nous devons nous adapter, ce qu’il faut adopter, accepter, à quoi renoncer, comment nous moderniser ? L’image que nous nous faisons d’une Serbie différente ne représente toujours qu’une liste de souhaits, et non un véritable programme. Et cette liste diffère beaucoup d’une personne à l’autre, d’une profession à l’autre, d’un parti à l’autre, d’une classe à l’autre, et d’une région à l’autre.

 

Quelle que soit l’Europe d’aujourd’hui, on vit mieux dans ses régions développées que l’on ne vit en Serbie. Mais l’Europe est avant tout l’Europe de quelqu’un. Et l’on sait de qui. A qui devrait être l’autre Serbie ? Aux nouveaux directeurs nommés par le parti serbe à la tête des entreprises les plus importantes, à Jezdemir Vasilejevic, à Arkan et sa mafia, à toute la nouvelle classe dirigeante et à ceux qui la suivent ? Ou à ceux dont le salaire mensuel s’élève aujourd’hui à 25 marks ? A la Serbie des villages et des provinces ou à la Serbie des villes ? A la Serbie de quelle région, de quel milieu, de quelle classe ? L’autre Serbie devrait offrir à tous des chances relativement égales, éliminer la misère, garantir le droit et la justice.

 

Savons-nous par où commencer cette autre Serbie ? Ce n’est guère agréable à constater mais nous devrions commencer par intenter des procès. Si nous voulons un Etat où règnent le droit et un minimum de justice, alors nous devrons mettre en accusation pillards, profiteurs et criminels de guerre. Il faudra démettre de leurs fonctions ceux qui en auront abusé, nationaliser les biens acquis malhonnêtement, les responsables devront répondre de leurs crimes, juridiquement et moralement.

 

Qui construira cette autre Serbie ? Certainement pas le pouvoir en place, qui a fabriqué une Serbie à sa mesure et n’a aucun besoin d’une Serbie différente. L’opposition qui réhabilita Nedic (et glorifie en même temps Slobodan Jovanovic), celle qui reprend le Zbor (le rassemblement), de Ljotic, celle qui élève des monuments à Draza Mihajiovic, et exige le retour du Pope Djujic ? Leur autre Serbie serait encore pire que celle-ci. Ou peut-être l’opposition qui se dispute pour savoir quel prince pourrait nous tirer de ce bourbier et qui n’est même pas en mesure de surmonter, au nom du bien collectif, l’orgueil, la vanité, l’ambition et les complexes de ses dirigeants. Ou l’opposition qui n’est pas contre le nationalisme, mais estime que ses membres sont des Serbes plus intelligents que ceux qui sont au pouvoir, celle qui n’est pas contre la guerre mais contre le fait qu’elle ait été menée puis perdue, celle qui voit bien - mais qui ne veut pas dire tout haut - que l’Armée fédérale a dépensé des milliards de dollars en équipement militaire, munitions, obus, avions, tanks, et ainsi de suite, pour une guerre sans raison ? Je ne sais pas. Ou nous, alors, les intellectuels soi-disant indépendants ?

 

Rappelons-nous les mots prononcés récemment à Mostar : « Nous, nous discutions, et eux ils distribuaient des armes. » Désirer, vouloir, penser une autre Serbie, n’est pas la faire, et je ne sais pas à quel point nous y sommes actuellement prêts.

 

Avec qui construire cette nouvelle Serbie ? Nous rendons-nous compte à quel point notre population est illettrée, inculte, endoctrinée et manipulée par la propagande ; dans les affres de la modernisation, refusant de réfléchir, d’évoluer, d’accepter les temps nouveaux, d’accepter la diversité, la raison ? Nous nous laissons bercer par l’histoire de la tradition démocratique en Serbie. Celle-ci n’existe pas, comme elle n’existe nulle part dans l’ancienne Europe de l’Est sauf, en partie, dans la République tchèque. Connaissons-nous nos hommes politiques ? Connaissons-nous les capacités, ambitions, qualités morales, buts, de notre nouvelle nomenclature ? Connaissons-nous les politiciens de l’opposition ? Dans quelle mesure sont-ils différents de la majorité au pouvoir ? Qui sont nos industriels ? Ceux qui, pour assurer leurs propres positions, permettent aux autorités de détruire leurs entreprises ? Connaissons-nous nos professeurs et scientifiques ? Ceux qui, pour assurer leur propre bien-être, ont courbé l’échiné devant nos ministres de la Culture et des Sciences ?

 

Avons-nous réalisé à quel point nos écrivains ont du mal à faire la différence entre eux-mêmes et le drapeau national ? Connaissons-nous notre intelligentsia, celle des quarante ou cinquante dernières années et dans les rangs de laquelle ont été recrutés le ministre de la Culture, l’élite du parti serbe, l’ultranationaliste Wojislav Seselj et beaucoup d’autres ? Qui sont nos paysans, nos ouvriers, nos fonctionnaires, tous ceux qui auraient dû être les premiers à se révolter contre la misère dans laquelle nous vivons, mais qui se taisent et attendent que d’autres trouvent une solution à leurs problèmes ?

 

Comment changer la Serbie ? Avec le Parlement ? Cette parodie de parlement que l’élite au pouvoir traite avec un tel mépris que ses députés auraient dû se révolter, par simple dignité ? Ou sans le Parlement, dans la rue, où nous attendent les hommes de Seselj, de Jovicic, d’Arkan, la police, l’armée ? Nous ne discutons pas des moyens de lutte. Nos syndicats organisent des grèves, mais forment des comités de grève supra-syndicaux, extra-syndicaux et apolitiques. Nos partis voudraient engager une lutte politique qui se situerait au dessus et en dehors des partis, mais appellent à l’aide ceux-là mêmes qui hier ont aidé ce pouvoir à se consolider. Tous voudraient lutter, mais sans entrer en conflit avec le pouvoir, faire de la politique mais sans que cela en ait l’air. En adoptant cette attitude vis-à-vis des syndicats et des partis, de la lutte politique et économique, nous ne réussirons qu’à nous éliminer nous-mêmes. Nous voyons tous la solution suprême dans la privatisation, comme s’il n’existait pas d’autres formes de propriété, comme si le plus important était la forme de la propriété et non une production rentable, comme si nous ne voyions pas comment s’effectue cette accumulation du capital sur notre sol - qui sont les nouveaux détenteurs du capital et quelle est la Serbie dont ils ont besoin. Il faut dire clairement qu’on ne saurait restaurer la Serbie telle qu’elle était avant les guerres des Balkans : trop de temps s’est écoulé. Tandis que nous regardions en arrière au cours des dernières années, le monde a progressé.

 

Nous devons refaire la Serbie en agissant en profondeur et non par retouches esthétiques. La lutte pour une autre Serbie ne sous-entend pas seulement un changement de pouvoir dont nous ne nous rendons pas compte qu’il ne suffirait pas, en soi, à faire de la Serbie une autre Serbie. L’autre Serbie ne se fera pas en une nuit, même si nous étions des milliers de plus, même si demain nous gagnions les élections. Il faut, pour une autre Serbie, mener un combat beaucoup plus long grâce à une action politique persévérante, patiente et systématique. Au début, cette lutte devra être consacrée à l’éducation de la population. Il semble que nous ayons oublié d’où sont issues les révolutions bourgeoises, quelle a été la société bourgeoise qui a lutté contre l’absolutisme. Il faudra ensuite créer des organisations d’intérêts, et trouver un homme politique connaissant ses véritables intérêts.

 

En 1951, Berthold Brecht, dans une lettre ouverte aux artistes et écrivains allemands, avait attiré l’attention sur le danger d’un réarmement de l’Allemagne en ces termes : * La grande Carthage a mené trois guerres. Après la première elle était encore puissante, après la seconde on pouvait encore y vivre. Après la troisième, personne ne pouvait plus la trouver. » La Serbie a, en moins d’un an, mené trois guerres. Après la troisième, on a déjà du mal à y vivre. Existera-t-elle encore après la quatrième ? Si nous ne descendons pas de notre tour d’ivoire, si nous ne nous rendons pas compte de l’importance de notre devoir, alors nous ne ferons jamais l’Autre Serbie.

 

Ljubisa RAJIC

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