Approfondir > Lire : "Le capitalisme patriarcal" de Silvia Federici

Lire : "Le capitalisme patriarcal" de Silvia Federici

Partisan Magazine N°14 - Décembre 2019

La Fabrique - 2019

Silvia Federici, née en 1942 en Italie, est une universitaire américaine connue surtout pour son livre "Caliban et la sorcière". "Le capitalisme patriarcal" est un petit recueil de cinq textes, deux anciens datant de 1975, et trois récents de 2014, 2016 et 2017. Elle s’y déclare à la fois marxiste et critique de Marx. Féministe surtout, mais aussi écologiste. C’est la plus intéressante des intellectuelles féministes radicales.

L’introduction nous vaut un sixième texte très dense. Elle y rappelle que, dans les années 1970, et elle en était, « Marx a considérablement contribué au développement de la pensée féministe » (p. 8). Il a permis « la découverte du rôle central du travail reproductif dans l’accumulation du capital » (p. 57). Mais « dans le même temps, le féminisme nous a donné des outils pour produire une critique de Marx (…) ; le fait est qu’il n’a pas analysé la forme spécifique d’exploitation des femmes dans la société capitaliste moderne » (p. 10). « Il y a donc bien [chez lui] une conscience féministe relativement présente, mais sous la forme de commentaires ponctuels qui ne se traduisent pas en une théorie en tant que telle » (p. 11). Silvia Federici, avec d’autres, a donc travaillé à élaborer cette théorie.
Ce n’est alors pas vraiment une critique mais une entreprise légitime d’application et de développement ! Engels reconnaissait lui-même à la fin de sa vie : « Face à nos adversaires, il nous fallait [à « Marx et moi-même »] souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque » [1]. « Chaque pensée a ses limites, dit la plate-forme de VP. Marx ne pouvait analyser le développement de l’impérialisme, et il a vu d’abord dans le colonialisme un mouvement progressiste » [2].

Federici fait le rapprochement entre le travail domestique, reproductif, éducatif, non payé des femmes, et le travail non reconnu des esclaves, des colonisés, des prostituées, des « lumpens », des non-salariés. Son axe principal reste le féminisme : « Le travail domestique, et le soin des enfants en particulier, constitue la plus grande part du travail accompli sur cette planète » (p. 94). Même dans Le Capital, Marx aurait pu faire allusion aux législations anti-contraception, à toutes les lois qui placent le corps des femmes sous le contrôle de l’Etat. Car le capitalisme a transformé le ventre des femmes en machine à produire des ouvriers et de la chair à canon, jusqu’à punir de mort toute forme d’avortement.

Ajoutez à cela le pillage de la nature et vous avez une accumulation primitive multiforme. Or, « contrairement à ce qu’avait prévu Marx, l’accumulation primitive est devenue un processus permanent » (p. 58). Le vol et le pillage ont lieu dans « les cuisines et les chambres », par les expulsions de paysans et les destructions de la nature, et dans les entreprises par extorsion du surtravail.

Trois exemples montrent la pertinence des critiques de Marx par Federici mais aussi la nécessité de ne pas la suivre jusqu’au bout.

Il ne faut pas confondre, prévient-elle, Marx et les « marxistes orthodoxes » ou partis de gauche qui se réclament de lui. Mais elle passe parfois rapidement de l’un aux autres. Elle reproche ainsi à Marx une « croyance dans la nécessité et le progressisme du capitalisme » (p. 97). Affirmation qu’elle est contrainte de relativiser dans une note (p. 65) car la question d’un passage obligé par le capitalisme a été posée à Marx par les révolutionnaires russes. Et la réponse fut claire : « Si la révolution se fait en temps opportun, (…) la commune rurale se développera comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste » [3]. Quant au « progrès » que représente le capitalisme, on sait que ce n’est pas le seul discours de Marx sur la question…

Deuxième exemple, la famille et le genre. Federici explique l’absence d’un chapitre sur le mode de reproduction de la force de travail dans Le Capital par la situation de la classe ouvrière que Marx avait sous les yeux, et qui ne changera que vers la fin du XIXe : les femmes et les enfants étaient à l’usine du lever au coucher du soleil, les tâches domestiques et éducatives étaient laminées. Mais premièrement, il ne faut pas réduire l’œuvre de Marx au Capital. Il faut au minimum prendre en considération « ses deux principaux ouvrages, Le Capital et les Grundrisse » (p. 65). Il faut même aller au-delà du décès de Marx, et tenir compte de ses notes reprises par Engels pour poursuivre son travail et rédiger en particulier « L’origine de la famille… ».

Enfin, écrit notre auteure, « une société de commoners est en train d’apparaitre, s’efforçant de bâtir des espaces et des rapports sociaux non gouvernés par la logique du marché capitaliste » (p. 64). Ce sont des « activités auto-organisées qui « font du commun » - jardinage urbain, banques de temps, code source ouvert - (p. 103) ; des formes de travail plus coopératives (p. 105) ; qui n’ont pas besoin de l’appui d’un Etat pour exister » (p. 106). C’est la manifestation d’une aspiration à un autre type de société. Mais il y a un risque, d’autant que « la perspective d’une révolution mondiale s’éloigne » selon elle.

Le risque, si ces initiatives locales ne s’inscrivent pas dans une perspective globale, et dans une lutte globale, si la « politique des communs » s’oppose au communisme au lieu d’en faire partie, le risque est – comme pour l’autogestion selon ce qu’en dit Federici elle-même (p. 117) – de « voir la classe travailleuse non seulement exploitée, mais participant à la planification de sa propre exploitation ».
Ces réserves étant faites, restons-en à l’essentiel. Silvia Federici, c’est un travail des plus solides, apte à donner une base théorique à notre féminisme. N’oublions jamais, dans le capitalisme, à côté du mode de production, l’importance du mode de reproduction. Federici : à lire et à relire, à critiquer et surtout à assimiler.

[1Lettre à Joseph Bloch, 21 septembre 1890, OC tome 3, p. 511

[2Plate-forme de VP, cahier 2, dernière page

[3Réponse à Vera Zassoulitch, OC tome 3, p. 166

Soutenir par un don