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La fiction du service public

Partisan N°117 - Février 1997

Dans un article précédent (« Quel service pour quel public ? » Partisan du mois de juin dernier) nous nous interrogions sur la notion de service public, pour savoir ce qu’elle recouvrait et ce qu’on pouvait en défendre. Nous y revenons aujourd’hui, tant le sujet est brûlant et les interprétations ambiguës. De l’éducation à EDF en passant par la santé, la police ou Air inter, il ne se passe pas une journée où des manifestants ne défilent sur ce mot d’ordre.
Nous reproduisons ci-contre une déclaration de SUD-Education à ce propos. Pas particulièrement pour critiquer ce syndicat tout récemment créé et qui par ailleurs intervient de manière très positive autour des sans-papiers, mais parce que ce texte résume très bien et de manière très concise la position des défenseurs du service public. Nos critiques ne sont donc pas dirigées spécialement à ce syndicat, mais à tous ceux qui répandent des illusions sur ce mot d’ordre.

Une « mission d’intérêt général » ?

Pour SUD-Education, la mission d’intérêt général des services public, c’est « la reconnaissance des droits fondamentaux de la personne ». Pour beaucoup, c’est tout simplement la satisfaction de besoins collectifs.
Cela fait l’impasse sur toute l’apparition historique de ces services liée au développement des échanges marchands, au commerce, puis l’industrialisation dans le cadre du capitalisme, comme nous l’avons montré dans notre article précédent. Ces services répondent bien à des besoins collectifs fondamentaux apparus avec l’Histoire, mais certainement pas égalitaires et au service des « personnes ». Cette apparition a eu lieu pour répondre aux besoins d’un mode de production, au service d’une classe et pas du tout au service du peuple. C’était, alors, l’intérêt « général » de la bourgeoisie, et les besoins collectifs de son développement, ce qui supposait de donner un certain nombre de garanties à la reproduction de la force de travail.

Même la généralisation de l’éducation obligatoire est liée au développement industriel du XIXème siècle, aux revendications de la bourgeoisie qui voulait liquider les restes de féodalisme, comme à la nécessité d’avoir une classe ouvrière un minimum cultivée dans un processus industriel en pleine révolution technologique. L’école de Jules Ferry était bien une mesure révolutionnaire, une des dernières mesures anti-féodales menées à la fin du XIXème siècle. C’était dont un progrès absolument incontestable, et tous les secteurs populaires l’ont bien ressenti comme cela. La revendication du droit du peuple à l’éducation est certes une vieille histoire, mais elle s’est toujours matérialisée dans l’éducation politique, dans le combat politique pour le pouvoir. C’est une restriction véritablement étroite que d’en parler sous la forme d’un droit à l’éducation « en général », qui n’a fait l’objet d’aucune lutte populaire dans l’apparition de l’Education Nationale. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas au retour au féodalisme : défendre tel quel le service public de l’éducation, c’est oublier sa fonction et sa place dans la société.
Au fait, pourquoi les tenants du service public nous parlent-ils si rarement de l’armée, de la police, de la justice, voire des gardiens de prison ? Le véritable problème c’est qu’il est difficile de faire une distinction essentielle entre les divers services publics : ce sont divers aspects du rôle de l’Etat, qui est en fait le quartier général des exploiteurs. Voilà ce qui est le plus souvent oublié derrière la formule du « service public » : l’Etat n’est absolument pas au service de l’intérêt général...
Affirmer de manière péremptoire la mission d’intérêt général du service public, c’est empêcher toute réflexion critique sur l’Etat, sur les besoins des travailleurs et la société qui correspond véritablement à leurs intérêts.

Des « acquis sociaux gagnés par la lutte » ?

On nous répète que les services publics sont des acquis sociaux gagnés par la lutte. Nous demandons des faits, des dates, des luttes, des exemples. Seule la Sécurité Sociale peut-être partiellement considérée comme acquise suite au combat de la Résistance, mais en aucun cas cet exemple particulier ne peut servir de généralisation à l’ensemble des services publics.
C’est une fiction entretenue et développée par des générations de réformistes qui cherchent par là-même à entretenir l’idée que l’amélioration des conditions de vie des travailleurs passe par l’extension du rôle de l’Etat dans la société actuelle, sans pour autant en remettre en cause les fondements : l’exploitation et la domination d’un côté, le profit et le pouvoir de l’autre.

Des « usagers traités équitablement » ?

Nous nous sommes déjà élevés contre cette notion « d’usager » qui sème la confusion en mettant tout le monde dans le même sac.
Nous affirmons que l’égalité de traitement n’est pas remise en cause car elle n’a jamais existé. Pour l’électricité par exemple, Pechiney et les industriels n’ont jamais payé le même prix que l’abonné populaire. Pour l’éducation nationale, elle a toujours été l’instrument de la reproduction des classes de la société : ouvriers d’un côté, cadres et dirigeants de l’autre. De l’apprentissage aux grandes écoles, la conception du système et de l’éducation reflète à la fois les besoins du capital et leurs évolutions selon les époques (chômage, évolution des techniques, ...). Pour les transports, l’évolution se fait également selon les besoins de déplacement tant des travailleurs que des marchandises et des bourgeois. Aujourd’hui, c’est le TGV vers Bruxelles, Londres et Amsterdam, c’est l’abandon des lignes secondaires car la main d’œuvre est largement disponible partout. Au niveau des marchandises, c’est l’abandon du bateau et du train au profit du camion et de l’avion, plus rapides et plus « flexibles » dans leur utilisation.
Aujourd’hui, les gestionnaires modernes des services publics parlent de « client », ce qui est assez logique dans cette démarche. Mais la notion d’usager n’est pas pour autant beaucoup plus claire, dans la mesure où elle cache des intérêts de classe qui peuvent être contradictoires. Si vraiment lutter pour un « service des travailleurs » est difficilement compréhensible comme le disent certains militants, au minimum faudrait-il parler d’usager populaire pour introduire cette distinction. C’est pourtant au service des travailleurs que nous devons être dans tous nos combats... y compris à propos des fonctions de l’Etat !

On nous parle de « danger du service universel réduit au minimum ». C’est vrai que les services se réduisent, restructurations capitalistes obligent. En ce sens, on peut voir apparaître un service réduit, équivalent du RMI face au salaire ou aux allocations chômage.
Mais attention : il n’y a jamais eu dans le passé de service d’intérêt général, comme le sous-entend l’opposition de formules choc. Si non, il nous faudrait encore une fois demander des faits : où, quand, comment ? Par contre, il est évident que la barre s’abaisse et qu’un certain nombre de choses sont remises en cause. Il y a donc des combats à mener, pour le maintien d’une ligne SNCF, d’un bureau de poste, pour le droit à la santé, contre les diverses hausses de tarifs etc. mais ces combats ne doivent pas se mener au nom de la défense du service public (service du capital !), mais au nom de la défense des intérêts des travailleurs. Ce qui n’est pas du tout pareil !
Il s’agit là de combats strictement défensifs, mais il y a aussi des luttes offensives à mener pour des conquêtes nouvelles, en lien avec les intérêts des travailleurs et la société que nous voulons construire.

Contre la privatisation ?

CGT et PC affirment qu’« avec les privatisations, la profitabilité deviendrait le critère unique ». Mais, une nouvelle fois, c’est déjà le cas. Sinon, nous demanderions sous quel critère se sont-ils développés durant les siècles précédents. Car EdF, France Télécom, la Santé, l’éducation nationale se sont développés selon des critères de profit.
Pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui, période oblige, et c’est cela qui trouble le débat.

Soyons clair : les services publics et l’Etat représentent les intérêts généraux du capital à une période donnée. En période d’expansion, les capitalistes individuels ont intérêt (et les moyens) à financer le maximum de services publics pour se garantir une main d’œuvre la plus performante possible. La prise en charge par l’Etat de fonctions industrielles lourdes (EdF, SNCF...) correspondait bel et bien à une logique de profit, pour l’ensemble du capital, même si ce n’était pas le critère particulier de telle ou telle entreprise publique. D’ailleurs, si ces sociétés avaient pu fonctionner individuellement sur la logique du profit, c’est à dire accumuler sans intervention de l’Etat, l’étatisation aurait été inutile. De là vient la confusion des défenseurs du « service public » : parce que le but de ces entreprises n’était pas de faire du profit pour elle-même, ils en oublient que l’étatisation correspondait à la nécessité d’accroître le profit dans d’autres branches exposées à la concurrence.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la généralisation des « services publics » correspondait au besoin des capitalistes d’étendre leur emprise à l’ensemble de la nation et de ses secteurs les plus reculés, autrefois abandonnés par le féodalisme et vivant pratiquement en autarcie.
La péréquation tarifaire (c’est à dire le tarif unique de l’électricité, du courrier, du téléphone sur l’ensemble du territoire...) a correspondu à cette période d’expansion territoriale et économique du capital. La réalisation du profit n’était pas immédiate (dans chaque agence ou bureau) mais globalisée à l’ensemble des capitalistes qui finançaient ce développement via l’Etat et en profitaient largement en retour.

Mais en période de récession, ou de guerre économique accentuée, chaque capitaliste (privé ou public) a tendance à considérer ses intérêts privés et donc particuliers comme principaux. Il demande alors à l’Etat moins de charge, moins de frais, moins de coûts, d’autant plus que la main d’œuvre est facilement disponible (chômage, donc concurrence entre travailleurs !) et que l’emprise géographique du capital est désormais générale. Le quartier général des bourgeois (l’Etat, le gouvernement...) décide alors de réduire son intervention à ce qui est prioritaire à ce moment là : en matière d’éducation, de santé, de transports, de communications, de recherche, d’impôts etc... Il demande moins de charge, c’est la libéralisation accrue dans tous les domaines, la flexibilité, la précarité en termes de droit du travail.

La privatisation n’est que l’apparence de la restructuration capitaliste qui sévit dans le secteur d’Etat et ce n’est pas du tout le caractère public (étatique) des divers services qui est la garantie de leur caractère social. Le processus à l’œuvre dans les privatisations va aboutir à supprimer des milliers d’emplois, à accentuer la précarité, à aggraver les conditions de vie des travailleurs, c’est la conséquence logique de la guerre économique, qui sévit également dans le privé. Il faut donc absolument défendre ces intérêts, encore une fois non pas du point de vue du caractère privé ou public de la propriété (privatisation) mais du point de vue des intérêts des travailleurs. Alors « contre la privatisation » ? Plutôt « contre la restructuration » dont la privatisation est la manifestation. Si l’on n’est pas extrêmement précis et incisif à ce propos, on laisse le champ ouvert à tous ceux (PC, PS et autres...) qui se font les chantres de l’Etat au dessus des classes. Mais on y reviendra.

Défendre les acquis des travailleurs !

Nous voyons déjà la critique (facile !) : vous refusez de défendre le service public, vous refusez donc de défendre les travailleurs. Nous pourrions ironiser en disant que oui, que c’est bien connu que nous sommes pour un renforcement de l’exploitation.
Nous sommes contre la défense du service public capitaliste, mais pour la défense des travailleurs. Et c’est notre critère, notre démarcation.
Nous ne nous plaçons pas du point de vue abstrait des usagers, des besoins, de l’égalité de traitement, de la privatisation, mais du point de vue des exploités, de leurs besoins et de leurs intérêts.
* Droit au logement ? Oui, mais lequel ? Celui des prolétaires, des travailleurs africains de Montreuil, des SDF.
* Droit à la santé ? Oui, mais laquelle ? La santé gratuite pour tous les travailleurs, la priorité sanitaire à la prévention et aux soins des maladies des plus touchés d’entre nous (tuberculose, maladies et accidents professionnels comme l’amiante, tabac, alcool, scorbut, saturnisme, conditions de travail...). Et pas la réparation des travailleurs comme on répare les machines.
* Droit aux études ? Oui, mais lesquelles ? Quel point de vue sur le contenu, l’organisation de l’enseignement général, le rapport à l’éveil d’une conscience critique autonome ? Quel point de vue sur les relations avec les patrons, ou à l’exploitation ? S’agit-il de former des bataillons d’OS précaires, flexibles et polyvalents, malléables à merci ? Qu’en est-il de la bataille pour la gratuité réelle de l’enseignement ?
* Droit aux transports ? Oui, mais lesquels ? Quelle défense des transports collectifs de proximité ?
* Services aux travailleurs ? C’est pour la gratuité des transports en commun, la gratuité des abonnement EDF et téléphonique qu’il faut se battre, contre les coupures dans les quartiers populaires comme en Corse, contre les fermetures des bureaux de poste, des hôpitaux (maternité de la Mure), des écoles dans les quartiers ou régions reculés.

Il y a beaucoup de combats à mener, qu’ils soient défensifs contre les restructurations, ou offensifs pour améliorer notre situation. Mais jamais nous ne devons le faire du point de vue du « service public », toujours en partant de l’intérêt des travailleurs.

Dans quelle société voulons-nous vivre ?

Et pourtant, SUD-Education pose la vraie question dans sa déclaration, en donnant même quelques pistes pour y répondre : développer la coopération plutôt que la concurrence, par exemple. Là, nous suivons !
Mais pourquoi en rester étroitement à envisager la création de nouveaux services publics ? Pourquoi ne pas étendre ce souci à l’ensemble des activités de la société, production et relations internationales incluses ? Pourquoi ne pas pousser cette logique jusqu’aux tréfonds de la société, jusqu’à la production elle-même, pour envisager la coopération des travailleurs, contre la compétition et la guerre économique ? Ce serait pourtant la seule garantie d’en finir avec ces inégalités et ces injustices, en donnant la parole et le pouvoir aux travailleurs, en construisant un autre Etat sur les décombres de celui-ci.
Producteurs librement associés dans une société collective, décidant collectivement de nos besoins et des formes de l’Etat nécessaires au gouvernement de la société.
Une société où l’éducation forme des citoyens critiques, responsables et ayant les capacités de participer à toutes les décisions réelles. Une société où l’exploitation soit abolie. Une société où les besoins de la majorité soient les critères fondamentaux de décision.
Alors, dans ce cadre, on pourrait parler de « service public », dans le sens bien précis de la défense de nos intérêts.

Aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas. Il y a un combat pour la défense des travailleurs, la plus claire et radicale possible, qui prépare le combat et les conditions de cette autre société. Toute lutte partielle (pour la santé, l’éducation, les transports, les tarifs...) doit servir ce combat, car le résultat est passager. Sur la durée, ce qui est important, c’est l’organisation et la conscience. Une lutte au nom de la défense du service public, ou de la défense de l’entreprise peut connaître un succès : mais la division renforcée et une confusion accrue des véritables intérêts des travailleurs. Ne nous trompons pas de combat : l’heure est à délimiter les camps, bien définir qui sont les amis, qui sont les ennemis et quels sont nos objectifs. Organiser la défense du service public tel qu’il est, c’est mener les travailleurs à l’impasse, en leur faisant croire qu’il pourrait y avoir un intérêt supérieur, au delà des intérêts de classe.

Non au service public capitaliste !
Oui à la défense des intérêts des travailleurs !

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