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Privatisation de France Telecom : privé ou public c’est toujours le capitalisme

Partisan N°123 - Octobre 1997

« L’enjeu est capital. La technologie est en train de faire voler en éclats les barrières entre l’informatique, les télécommunications et l’audiovisuel. De nouveaux appétits s’aiguisent. Via des bouquets de programmes vidéo ou des services en ligne diversifiés, les opérateurs du câble et les prestataires de services multimédias viendront immanquablement chasser sur les terres du téléphone. La bataille fait déjà rage aux Etats-Unis entre opérateurs longue distance, compagnies régionales du téléphone et câblo-opérateurs. Elle se profile en France, avec la libéralisation des télécommunications.
Face à un tel chambardement, France Télécom n’a guère d’autre choix que de lorgner vers les marchés naissants du multimédia. Des marchés promis à forte croissance, où les marges continueront à être confortables. Sinon, il serait relégué au rang de transporteur de trafic téléphonique.
 »

L’Usine Nouvelle 08/02/1996

«  France Télécom doit en particulier trouver très rapidement le chemin d’une réforme aussi consensuelle que possible de son statut d’opérateur public. Carte maîtresse pour nous dans l’économie de l’information, elle a besoin de toute la souplesse nécessaire dans un secteur où la mobilité stratégique est déterminante. (...)
Dans chacun des cas, le sujet clef n’est pas la propriété publique du capital, mais le statut des personnels et la « culture » de ces entreprises. Notre Commission pense, sur ce plan, que la question de la privatisation n’est pas aujourd’hui la plus urgente. Compte tenu de l’ampleur des mutations à accomplir, elle trouve inutile de faire de la structure privée ou publique du capital un enjeu théologique. La mise en bourse d’une fraction minoritaire du capital suffirait à assurer, au départ, une pression du marché. De plus, la transformation en société par actions facilitera les manoeuvres stratégiques à l’étranger. (...)
Raisonner à l’échelle planétaire, anticiper les « agressions » compétitives, se projeter sur un marché autrefois cloisonné, aujourd’hui unifié, tout cela n’est pas simple, surtout après une période glorieuse marquée par le triomphe des monopoles et une conception trop rigide du service public. Le défi des dix ans qui viennent est, au fond, dans les faits comme dans les esprits, d’introduire dans ces secteurs la vraie dimension du marché, tout en maintenant la contribution de ces services publics à la cohésion sociale et à l’aménagement du territoire.
 »
« La France de l’an 2000 » (1994), rapport au premier ministre (Balladur) du commissariat général au plan présidé par Alain Minc, expert auprès du PS.

Pour en savoir plus sur le service public, deux articles à lire dans Partisan  : « Quel service pour quel public ? » (N°111) et « La fiction du service public » (N°117).

L’angoisse des licenciements

Les travailleurs de France Télécom sont mobilisés contre la privatisation, en particulier parce qu’ils ont en tête les milliers de licenciements à British Telecom, à ATT (USA), en Argentine et ailleurs, survenus à la suite des diverses privatisations. Ils ont bien raison d’être mobilisés à ce propos ! Mais il ne faut pas confondre la cause et la conséquence. Ces licenciements sont la conséquence non de la privatisation en tant que telle, mais de la gigantesque bataille économique qui se mène à l’échelle de la planète dans le domaine des télécommunications, et des restructurations sauvages qu’elle entraîne partout. De la même manière qu’il y a eu des dizaines de milliers de licenciements dans la sidérurgie, dans le monde entier, à la fin des années 70, début des années 80.
Bien sûr qu’il faut se battre contre les licenciements, contre la précarité, contre la flexibilité (accord de janvier 97), contre la sous-traitance, bref pour les intérêts des travailleurs remis en cause par cette guerre sans merci entre requins capitalistes, publics ou privés. Le caractère public de l’entreprise n’est nullement une garantie, et il ne faut surtout pas en répandre l’illusion. Voir les tristes exemples de Renault, ou de la sidérurgie. Et même s’il n’y a pas privatisation, il y aura restructuration lourde, car le capitalisme, la guerre économique veulent imposer leurs lois.
Aujourd’hui, les mots d’ordre, ce sont en particulier

Non à la restructuration de France Télécom !
Zéro licenciement !

La gauche au gouvernement (PC compris) vient donc de décider la privatisation partielle de France Télécom, suivant en cela le chemin pris par le gouvernement Juppé et la loi Fillon de 1996. Comme l’a rapporté le secrétaire de la CGT France Télécom à la fête de l’Huma, très applaudi par un public énervé, « la droite en a rêvé, la gauche va la faire ».
Une nouvelle fois (et sûrement pas la dernière !), gauche et droite montrent qu’elles partagent les mêmes valeurs, celles de la gestion du capital, provoquant la révolte d’une partie des travailleurs à la base de la CGT et du PC qui, une nouvelle fois (et certainement pas la dernière !) se sentent trahis et voient les promesses électorales partir en fumée. Mais la révolte contre la privatisation à France Télécom suit-elle un bon chemin ?

Ambiance houleuse à la fête de l’Huma

Le forum tenu autour de la privatisation a pris une tournure étrange : sifflement et interruptions du député PC, port massif du badge refusé par la direction du PCF « partielle ou totale, la privatisation c’est TOUJOURS la privatisation », la base des militants CGT a montré sa colère. Il est vrai que le revirement du PCF est spectaculaire : tous les commentateurs ont parlé du renvoi du PDG d’Air France Christian Blanc dans son conflit avec Gayssot, ministre PC des transports à propos de la privatisation, sans noter que l’essentiel était que celui-ci avait accepté une privatisation partielle, et que là était l’élément nouveau.
Le PC tient un nouveau discours, réaliste, dans le droit fil de l’évolution social-démocrate qu’il suit depuis des années : il doit être possible de développer « coopérations » et « mixité » entre les secteurs privé et public, il faut tenir compte de la guerre économique, tout dépend du rapport de forces etc... L’Humanité a ouvert le débat dans ses tribunes à ce propos, ce qui n’a pas empêché Claude Billard, le député PC, de se faire copieusement siffler à la fête de l’Huma pour les « questions » qu’il se posait (seulement des questions, disait-il !) !

De son côté, le syndicat SUD-Télécom a organisé un référendum dans l’entreprise : « 63000 personnes ont voté, sur 120 000 présentes au sein de France Télécom maison-mère. 79,5% ont indiqué qu’elles étaient contre la privatisation partielle par ouverture du capital, 11,9% pour et environ 6% sans opinion ».
L’ensemble va aboutir à une grève le 30 septembre appelée par SUD et CGT, contre donc la décision gouvernementale de toute la gauche !

Mauvaises raisons de s’opposer à la privatisation

Mais les arguments des uns et des autres sont eux-mêmes gangrenés par l’esprit d’entreprise et le nationalisme.
La CGT Télécom s’oppose à toute privatisation au nom de « l’intérêt national », des « conquêtes de la Libération », sans pour autant porter de jugement sur la nature de l’entreprise France Télécom. Et d’appeler sans plus de développement à la mobilisation des travailleurs, au changement « par en bas » de la société.
SUD Télécom a produit un argumentaire plus développé, en particulier dans un journal aux adhérents fort complet. Mais quelle tristesse dans le contenu ! Huit grandes pages pour développer la bonne santé de France Télécom, son agressivité à l’exportation, son absence de besoins de financement. Pour défendre la satisfaction des usagers, sans définir un minimum la nature de ceux-ci : entreprises ou particuliers, capitalistes ou populaires... Et pourtant ! Aujourd’hui le développement de France Télécom public se fait au service de l’expansion mondiale des capitalistes ! Huit pages pour opposer les prétendus intérêts à court terme de l’entreprise privatisée au prétendu intérêt général et à long terme des entreprises publiques. Huit pages sans pratiquement un mot sur les travailleurs, sur le caractère de classe de l’entreprise et de son service ! Bref, huit pages dans la droite ligne du discours de la CGT il y a une quinzaine d’années (par exemple dans la sidérurgie), quand elle cherchait à démonter qu’une autre gestion était possible, quand elle critiquait les arguments patronaux en reprenant la même logique capitaliste du marché, de la finance et de la concurrence et de l’intérêt national (aujourd’hui, on dit « général », ça fait quand même moins chauvin !).

France Télécom, c’est l’intérêt général ?

Au fond, même s’ils n’osent pas le dire, pour les syndicats et les réformistes, l’entreprise publique France Télécom n’est pas une entreprise capitaliste. Elle répond à l’intérêt général, « 100% public, c’est l’égalité », comme le disait un autre autocollant des opposants PCF à la fête de l’Huma. Comme le dit SUD autrement, « pour offrir un service public de qualité, il vaut mieux évidemment que France Télécom soit en bonne santé économique, ce qui est le cas actuellement. Pour que France Télécom puisse développer un service public de haut niveau, encore faut-il que la logique commerciale et les intérêts financiers ne l’emportent pas sur l’intérêt général ».
Comme si c’était le cas : relisez donc le petit document que chacun a pu recevoir vantant la privatisation ! L’évolution vers les besoins des entreprises « capitalistes », l’agressivité à l’exportation vantée dans les publications de SUD (même si elle provoque quelques réserves en public), elles ont été obtenues grâce à quoi ? La flexibilité du travail, la précarité, la sous-traitance. N’y aurait-il aucune exploitation à France Télécom ?
S’opposer à la privatisation au nom d’intérêts économiques et des règles du jeu actuelles, c’est montrer qu’on envisage aucun changement véritable de l’Etat, qu’on défend finalement un capitalisme d’Etat que l’on décrie tant par ailleurs !

Revenons sur deux arguments :
Le caractère public de l’entreprise serait la garantie de la peréquation tarifaire, tarif unique pour « tous les usagers ». C’est déjà faux : les gros clients (la salle des Bourses du Crédit Lyonnais, par exemple...) ne paient pas le même tarif que vous et moi. De plus, il n’est absolument pas certain que la privatisation remette en cause cette peréquation : les capitalistes savent aussi mettre des limites à leurs appétits comme le note le rapport « La France de l’an 2000 ». Enfin, la remise en cause des tarifs peut parfaitement se faire dans le domaine public, on peut en voir la couleur avec les évolutions tarifaires de France Télécom depuis ces dernières années : augmentation de l’abonnement, réduction à l’international, augmentation des communications locales, redécoupage des zones tarifaires etc... Au profit de qui, de quelle classe cela se fait-il ? Est-ce là 100% d’égalité ?
Deuxième argument : la privatisation serait la marque de l’intérêt à court terme, opposé à la vision à long terme du domaine public. C’est un argument archi-faux, même dans un domaine où le retour sur investissements est long (puisque telle est la raison !). Les grands monopoles à investissements lourds que sont Rhône Poulenc, Saint-Gobain et autres ont les mêmes problèmes. Les capitalistes, privés ou publics, cherchent toujours l’intérêt à long terme. Le problème c’est qu’ils sont aveugles, du fait de la concurrence et du caractère contradictoire de la production et du marché. Ces monopoles ont des actionnaires, se situent dans la guerre économique, font des projets, des investissements, des choix industriels et financiers, rachètent des concurrents, le tout dans une vision planétaire et à long terme. Le problème, c’est que parfois (et même souvent) leur vision à long terme est contradictoire avec celle de leurs concurrents ! Et c’est aussi le problème de France Télécom public, quatrième opérateur mondial, fortement agressif à l’exportation sur le dos des peuples du monde, comme tout monopole impérialiste. Quand cette contradiction prend un tour aigu (c’est le cas en ce moment dans ce secteur des télécommunications), les décisions à court terme ont autant d’importance que celles à long terme, les unes étant au service des autres, le tout dans une situation de guerre économique extrêmement tendue. L’opposition long terme et court terme n’a donc aucun sens et n’aurait à voir avec l’opposition public/privé que dans une société totalement fermée, coupée du marché mondial, déconnectée de la concurrence.
Quant à bavarder sur le développement de « coopérations » entre opérateurs (comme l’avancent les syndicats), dans le cadre du capitalisme fondé sur la concurrence et le profit individuel, c’est vouloir marier l’eau et le feu !

Derrière la privatisation, la restructuration

L’enjeu de la privatisation est double : d’une part faire rentrer des fonds pour de strictes raisons budgétaires. D’autre part accroître la souplesse nécessaire de France Télécom face à la mondialisation du marché. Le changement majeur, du point de vue capitaliste, est là : le marché des télécommunications n’est plus national, et va littéralement exploser dans les années à venir. Outre les liens avec l’informatique (relevés par L’Usine Nouvelle), on peut également rappeler ceux avec l’espace (les satellites) et de multiples autres domaines.
Pour les capitalistes, la question est de savoir comment s’adapter à cette évolution et l’anticiper (voir les deux encadrés parfaitement explicites). Personne ne conteste la bonne santé capitaliste de France Télécom, c’est même un argument de la privatisation. SUD enfonce donc une porte ouverte à ce propos ! Mais est-ce ce débat que les travailleurs doivent mener ? Depuis quand devons-nous nous préoccuper de la bonne marche de notre entreprise ? Devrions-nous « accepter des sacrifices » dans la situation inverse ?

La privatisation partielle n’est que l’apparence d’un mouvement beaucoup profond d’un monopole impérialiste qui s’adapte aux évolutions du marché. Comme le note le rapport d’Alain Minc, l’essentiel n’est pas le caractère public ou privé du capital, mais ce qu’il appelle la « culture d’entreprise ». Comment alors ne pas faire le lien avec l’accord signé à France Télécom en janvier 1997 sur l’emploi, l’accroissement de la flexibilité et le temps de travail ? Comment se fait-il qu’aucun syndicat (même SUD et CGT, pourtant non signataires) ne fasse le lien entre cet accord et la privatisation ? Pourquoi personne ne parle des précaires, du personnel engagé sous statut privé ? Car il s’agit en fait de diverses facettes de la même restructuration, en cours depuis ces dernières années. Cela les syndicats et les réformistes ne le voient pas, piégés dans la logique d’une autre gestion possible de l’appareil d’Etat et du capitalisme.
Question : sur huit pages d’arguments de SUD Télécom, comment se fait-il qu’il y en ait à peine un tiers d’une sur les travailleurs ? Sans bien sûr un mot de l’accord de janvier 97... Le caractère public de France Télécom aurait-il tant d’importance qu’il faille taire l’exploitation qui y règne ?

Quel Etat voulons-nous ?

Ce débat sur la privatisation est exemplaire. Il montre un peu les diverses conceptions du projet social que nous voulons opposer à la société actuelle.
D’un côté, tous les syndicats et partis traditionnels (LCR comprise, à la direction de SUD Télécom) qui n’envisagent l’avenir que comme un maintien de l’Etat, reflet d’une égalité fantôme. Pour eux, le caractère public en serait la garantie. Ce qu’ils nous proposent c’est l’état actuel des choses, un peu amélioré, sans remettre en cause les fondements de cette société basée sur le profit et l’exploitation.
Nous voulons au contraire détruire cette société, et l’Etat qui la représente. Nous voulons rompre avec la concurrence, le marché, le profit, la domination impérialiste. Nous voulons mettre au premier plan la coopération, la solidarité, l’intérêt des travailleurs (et pas des « usagers » en général).
C’est pour ces raisons qu’aujourd’hui, nous voulons définir et regrouper le camp des travailleurs. Aujourd’hui, nous refusons la défense d’un intérêt général qui nous soumet à celui de nos exploiteurs : « intérêt général, intérêt du capital ! ».

C’est ainsi que nous définissons nos revendications :

Non à la restructuration de France Télécom !
Zéro licenciement !
Abandon immédiat de tous les intérêts de cette entreprise à l’étranger !
Ouverture de la fonction publique aux étrangers !
Non à la précarité, titularisation de tous les travailleurs, dont tous les précaires !
Réintégration de la sous-traitance !
Non à la flexibilité du temps de travail ! A bas l’accord de janvier 1997 !
Gratuité de l’abonnement pour tous !
Abolition de tous les tarifs préférentiels aux entreprises !
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