Vous êtes dans la rubrique > Archives > L’Irak capitaliste, mais dépendant

L’Irak capitaliste, mais dépendant

Article de Partisan n°60 - Avril 1991

L’Irak un pays impérialiste ? C’est une polémique qui a été mené dans le camp des opposants à la guerre, à propos de notre plate-forme de campagne (publiée dans le numéro précédent de Partisan). La situation économique de certains pays intermédiaires à fort développement industriel (Brésil, Corée du Sud, Mexique,...) pose la question des taches politiques posées aux révolutionnaires. Quel est l’importance du développement capitaliste dans ses économies ?
Les taches principales sont-elles démocratiques (par rapport à la terre) et nationales (par rapport à la domination impérialiste étrangère) ou directement socialistes ?
Une analyse un peu étayée montre que cette problématique ne concerne pas directement la situation socio-économique de l’Irak et il est vraiment dommage qu’elle ait serai de refuge au refus d’une intervention commune contre la guerre.

La question de la terre

Après l’accord signé avec les Britanniques en 1922. et jusqu’au coup d’État de 58, la grande propriété bénéficie d’un fort développement, sur la base des commerçants et des féodaux. Les paysans sont asservis, soumis à des conditions de travail très dures et à un niveau de vie misérable. Cette situation ne favorise ni la paysannerie, ni la production globale, mais les propriétaires dominent le Sénat et bloquent tout changement.
C’est en 58, suite au coup d’État de Karim Kassem, qu’a lieu la première réforme agraire. Les grands domaines doivent redistribuer une partie de leurs terres et des coopératives sont créées. Le pouvoir politique et économique des grands propriétaires est entamé. Beaucoup de Tamiles échappent à leur tutelle absolue et voient leurs revenus augmenter. Mais les paysans restent soumis à de grandes difficultés techniques et financières et, n’étant pas soutenus par l’État, restent fidèles à l’organisation sociale traditionnelle, que les propriétaires dominent. Une paysannerie moyenne commence pour-tant à se développer.
La réforme agraire de 1970, après que le Baas ait pris le pouvoir, est plus radicale. Elle corrige les plus grosses erreurs de la précédente : elle retire le choix aux grands propriétaires des terres qu’ils doivent restituer ; elle supprime leur indemnisation ; elle oblige les paysans à s’affilier à une coopérative et lance parallèlement des projets agricoles pilotes. L’agriculture. qui était traditionnellement délaissée, voit le développement d’investissements de structure, irrigation des terres autour de l’Euphrate principalement. Malgré des succès, les résultats ne sont pas mirobolants : l’organisation sociale tribale est largement maintenue, la productivité reste faible et la paysannerie pauvre. L’évolution technologique est lente et peu performante. Les productions de céréales et de légumes stagnent et une grande partie de l’alimentation est importée. L’irrigation, si elle n’a pas été accompagnée par un drainage, entraine une remontée des sels profonds qui stérilise la terre. L’exode rural vers les villes pour cause de misère. L’enrôlement dans l’armée pour cause de guerre avec l’Iran, ont accéléré les difficultés de l’agriculture. De plus, les barrages sur l’Euphrate réalisés en Turquie ont grandement affaibli le débit du fleuve et encore réduit les transformations permises par l’irrigation.
Au total, malgré d’importantes potentialités, les régimes successifs n’ont jamais réussi à bouleverser la campagne pour en faire autre chose qu’un appui passif à leur politique. Ils sont aujourd’hui amenés à développer la propriété individuelle et l’investissement privé pour assurer une mécanisation et un développement rural qu’ils n’ont pas réussi à assurer.

Le développement industriel

L’essentiel de l’activité industrielle tourne autour du pétrole. Après en avoir nationalisé l’exploitation (suite à l’exemple donné par l’Égypte et l’Iran). L’État a vu son budget gonflé par la manne pétrolière. Mais ce grossissement des ressources et du PNB (production nationale brute) est largement artificiel et ne rend pas compte de l’état réel du développement industriel du pays.
Or justement. le caractère rentier des revenus pétroliers a des conséquences néfastes que l’Irak a soigneusement cumulées ; gonflement des budgets de l’État suscitant dépenses somptuaires, projets faramineux à base étatique sans rentabilité établie, recours systématique à l’importation et développement de la dépendance technologique. inflation, bureaucratie. Si l’on rajoute les visées expansionnistes des dirigeants qui ont entrainé une hypertrophie des dépenses militaires (42% du PNB alors que la moyenne mondiale est de 6%), on perçoit que le pétrole n’a pas été qu’une aubaine pour le développement du pays. Il l’a par contre été pour les impérialismes soviétique et Français qui se sont implantés dans les années 70, à la suite de la nationalisation complète du secteur pétrolier.
Le tissu industriel est concentré autour des trois villes de plus de 500 000 habitants : Bagdad, Bassorah et Mossoul, plus le centre pétrolier de Kirkouk dans le Kurdhistan irakien. Il y a peu de villes moyennes.
Globalement, l’Irak a raté son passage de rentier du pétrole à producteur industriel. En 81, les industries non pétrolières représentaient 15% du PNB. La grande industrie y domine, dirigée par l’appareil d’État et ses alliés (riches entrepreneurs, négociants). Les 5% plus grands établissements représentent 73% de la main d’Inné, 71% de la production et 85% des salaires versés dans l’industrie ! A part la pétrochimie, ce sont des équipements sidérurgiques (acier, aluminium, dont la production est coûteuse en énergie), et quelques industries de hase (construction, textile, habillement). Les productions intermédiaires sont rares, sauf pour le papier. les plastiques et la pharmacie. La productivité des investissements est faible, principalement par manque de cadres et d’ouvriers qualifiés.
De plus, la nature Foncièrement répressive du régime rend incertaines toutes les informations économiques. y compris pour le régime lui-même. Or, la politique économique irakienne souffre déjà d’empirisme : pas d’objectif déclaré, pas de plan publié, projets d’investissements non hiérarchisés et dépassant de loin les ressources prévisibles... Le constat est encore que le pays. potentiellement riche. s’est épuisé en projets de prestige inadaptés ou en dépenses militaires stériles. La guerre avec l’Iran a désorganisé la production (2 millions de mobilisés), réduit les ressources pétrolières (destruction du terminal de Fan. fermeture de l’oléoduc qui traversait la Syrie). La production et les revenus pétroliers chutent des deux tiers. Il faudra 8 ans à l’Irak pour retrouver le niveau de production de 1980. Mais, à ce moment, les cours pétroliers ont chuté et les recettes représentent environ 10 milliards de dollars, contre 25 en 1980... La classe ouvrière est, elle aussi, appauvrie et décimée par la guerre.

Une classe ouvrière désorganisée

Il faut dire que le régime n’a jamais été tendre avec ses prolétaires. La santé et l’éducation, délaissées avant 1958, ont connu en développement jusqu’en 72 où une partie du retard avait pu être comblé, assurant une base populaire aux nationalistes au pouvoir. Mais ces budgets sont en déclin depuis et les deux guerres successives laissent les peuples d’Irak dans des conditions sociales catastrophiques.
Le mouvement ouvrier est faible. Le PC d’Irak, le plus puissant des pays arabes après 1945, est l’organisateur des luttes populaires des années 50. Mais il subit une intense répression après le coup d’Etat de 63. En 79, le mouvement syndical avait été écrasé par la Carde nationale (déjà elle !), démantelé et infiltré par les organes de Sécurité. Le PCI, investi dans le mouvement national kurde, a laissé le champ libre au Baas dans les syndicats. Régime baassiste n’a d’ailleurs jamais cherché à obtenir le soutien de la classe ouvrière, tout au plus son muselage. Cela réduit à peu de choses les prétentions socialistes du Baas, qui ont pu impressionner jusqu’au PSU français (citons Saddam Hussein en 1980 pour s’en convaincre "Le socialisme ne signifie pas l’égale répartition de la richesse entre les pauvres démunis et les riches qui les exploitent : cela serait une formule trop rigide. Le socialisme est un moyen d’élever et d’améliorer la productivité").
En 1987, le mouvement syndical, bien que fermement encadré par le Baas. doit être restructuré pour Faciliter la politique de privatisation en cours : on enlève leur statut légal aux sections syndicales locales, le terme "ouvrier" est aboli (tout le monde est "fonctionnaire" !), ce qui permet de démanteler légalement les fédérations ouvrières. Cette opération fait partie d’un vaste mouvement de déréglementation qui vise une privatisation accélérée de l’économie. Le but est de relancer l’économie paralysée par les lourdeurs étatiques. de recouvrer des liquidités et de consolider le régime autour de la coalition au pouvoir (dirigeants de l’appareil d’État, de l’industrie et du commerce). La petite industrie, laminée par les concentrations et les éliminations à caractère politique, reste marginale et dominée. Le régime se passe de tout soutien ouvrier, contrairement à la situation en Syrie où le Baas doit composer avec une classe ouvrière forte et organisée.
Il faut également retenir comme spécificités irakiennes l’importance des immigrés et doc femmes dans le prolétariat. Les immigrés sont venus des autres pays arabes pendant la guerre avec l’Iran pour remplacer une partie de la main d’œuvre partie au Front. Entre 500 000 et un million d’égyptiens, des Jordaniens, sont ainsi venus. Mais leurs transferts de fonds vers leur pays d’origine a pu représenter 1/3 de la recette totale du pétrole. quand le gouvernement a inter-dit ce transfert massif en devises convertibles, beaucoup d’égyptiens sont partis, remplacés par des immigrés asiatiques, souvent philippins,
Les femmes, dont la participation à la production avait été encouragée par le Baas au titre de la modernisation des rapports sociaux, représentaient 17% de la main d’œuvre dans l’industrie, et 37% dans l’agriculture. La guerre avec l’Iran a du encore augmenter ces chiffres. Mais la conséquence a été aussi de renouveler la partie la plus expérimentée des ouvrières, du fait des salaires amputés de dons obligatoires pour l’effort de guerre et des encouragements à la natalité.
Issue d’une situation déjà difficile, la classe ouvrière a vu. durant la décennie 80-90 de guerre avec l’Iran, sa partie la plus ancienne et la plus expérimentée remplacée par d’autres couches jeunes, sans expérience ou sans racines locales. On comprend mieux l’absence de la classe ouvrière comme force sociale reconnue. La bourgeoisie irakienne en place doit craindre davantage l’opposition organisée qu’elle suscite sur des bases nationales ou religieuses que sociales. C’est à peu près le seul succès dont elle peut prévaloir !

Quelle dépendance vis-à-vis de l’impérialisme ?

En terme de revenu par habitant. l’Irak est qualifié de puissance moyenne : derrière les riches (13500 au Koweït), loin devant les pauvres (650 $ en Égypte, 800 au Maroc situé entre le Portugal ou la Corée du Sud (3900 $) et l’Iran ou le Venezuela (3500 $). Si cette estimation reflète le statut de puissance intermédiaire acquis par l’Irak, elle ne décrit pas les rapports noués entre pays.
Or, la dette extérieure de l’Irak estimée à 85 milliards de dollars, et une des plus importantes mondiale. Comme les exportations représentaient en 90 à peu près 14 milliards et les importations 10 milliards de dollars on voit que la dette n’est pas prêt d’être remboursée. Ce poids colossal de la dette a plusieurs causes :
- l’importance que les gouvernements et financiers impérialistes ont accordé l’édification de la puissance irakiens
- la manne des revenus pétroliers qui trompé aussi bien les investissements étrangers que la direction irakiens quant à la rentabilité des choix d’investissements
- l’évolution des cours du pétrole et les erreurs d’appréciation irakiennes pendant la guerre avec l’Iran qui à complètement transformé les données économiques de départ
- l’habileté du régime irakien à utiliser les contradictions entre ses financeurs pour obtenir plusieurs rééchelonnements individuels de sa dette, et nouveaux prêts.
On sait que l’équipe de Saddam Hussein avait espérait régler une partie des problèmes en annexant le Koweït pour s’offrir un débouché sur la mer, augmenter son potentiel financier et annuler sa dette vis-à-vis du Koweït. Tous ces calculs se sont cassés les dents sur l’ampleur des remises en cause que cela impliquait pour les impérialistes occidentaux. De part la dette accumulée, son industrie atteinte et la vigilance nouvelle qu’elle suscite, la direction irakienne est acculée à composer avec les impérialistes dans la plus mauvaise position. Sa seule "liberté" va être de jouer de leurs contradictions, mais ni la France, ni l’URSS, ses principaux soutiens, ne sont tellement en bonne posture (économique et politique) pour lui accorder de grandes faveurs. En tout cas, cette liberté n’est certainement pas une égalité.
Sur le plan technologique, l’Irak est aussi grandement dépendant. La majeure partie de ses installations pétrolières sont importées et entretenues par des firmes occidentales. La rente pétrolière elle-même poussait à l’achat d’usine High-Tech (haute technologie) clés en main (et coopérants techniques avec la clef...). Dans le domaine militaire, l’autonomie technique ne s’est
pas avérée énorme non plus (les Scud modifiés ont montré leurs limites, les armes chimiques et bactériologiques n’ont pu être mises en œuvre, le nucléaire est encore balbutiant, tout le reste est constitué d’équipements soviétiques ou français d’origine, même la stratégie militaire parait-il !). Enfin, techniciens ou ouvriers qualifiés manquent cruellement et rendent difficiles tout processus d’autonomie. On a donc affaire à un pays capitaliste dépendant qui, à cause de ses réserves pétrolières et de son potentiel militaire, a essayé, pour résoudre ses contradictions, de jouer au jeu des grandes puissances (la Terre m’appartient. et je vous emmerde). Cela n’a pas marché, parce que ce n’était ni une guerre du peuple contre la réaction, une guerre inter-impérialiste entre puissances potentiellement égales. Mais, comme les États-Unis s’y étaient d’ailleurs préparé, un conflit de "moyenne intensité" avec une brebis de son troupeau, égarée (et surarmée). C’est la guerre des Malouines entre l’Argentine et la Grande-Bretagne qui avait attiré leur attention sur la probabilité de ce type de conflit, lié à l’absence de fort mouvement révolutionnaire mondial et au démantèlement du bloc soviétique. Cela ne fait pas de l’Irak un concurrent à part entière.

L’expansionnisme comme solution à ses contradictions

On le sait, il n’y a pas un peuple en Irak, mais des peuples, Arabes principalement (77%, mais divisés religieuse-ment entre sunnites et chiites), Kurdes (49%), mais aussi Turkmènes, Iraniens,... Cela rend plus difficile la domination de la bourgeoisie. principalement arabe sunnite. Le parti Baas a donc assis sa légitimité sur la réalisation de certaines aspirations démocratiques (réforme agraire, santé et éducation populaires, maitrise du développement industriel par la collectivité, absorption du chômage par le gonflement de l’appareil d’État), agrémenté d’un discours nationaliste-socialisant. Au fur et à mesure du rétrécissement des objectifs socialistes à une gestion étatique de l’appareil économique. le nationalisme, et la glorification de l’armée comme instrument de la puissance nationale, ont constitué le seul ciment capable de neutraliser les masses opprimées. D’où, sur le plan politique, les prétentions expansionnistes, contre l’Iran d’abord, contre le Koweït ensuite. Mais l’expansionnisme n’est pas en soi la marque de l’impérialisme. Il est d’ailleurs né bien avant, les grands empires, féodaux ou coloniaux, l’ayant toujours pratiqué.

 

Au total, l’Irak est bien loin d’avoir les traits généraux d’une puissance impérialiste : une agriculture intermédiaire sans grand dynamisme, une industrialisation très partielle sans véritable autonomie technologique, une économie de rente en difficulté, une formation sociale en proie aux dissensions nationales où l’importance de la petite-bourgeoise fonctionnarisée cache difficilement le caractère encore archaïque des rapports à la campagne et l’absence de poids de la moyenne bourgeoisie. Caractériser la guerre du Golfe comme un conflit inter-impérialiste ne résiste pas à l’analyse. C’est prendre les prétentions de l’Irak au statut de grande puissance comme argent comptant, alors que l’invasion du Koweït était le signe d’une bourgeoisie acculée économiquement au rôle de bandit de grand chemin. Les taches nationales-démocratiques restent dominantes pour les révolutionnaires, la bourgeoisie nationaliste irakienne au pouvoir depuis 58 ayant vraiment trop mal fait son boulot !

 

René Franke

Soutenir par un don