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Bosnie : quelques réflexions

Partisan N°80 – Mai 1993

La guerre dans l’ex-Yougoslavie apporte chaque jour son cortège d’horreurs, complaisamment relayées par les médias. Combats pour Srebrenica, parachutages américains, motions à l’ONU… les événements se succèdent dans la confusion, sans logique apparente. Un meeting à la Mutualité, le 5 avril dernier montrait jusqu’où pouvait aller cette confusion : députés de droite, néofascistes, intellectuels style Bernard-Henri Lévy, « progressistes », SOS Racisme, LCR côté à côte dans un meeting de soutien à la Bosnie !
Sans prétendre donner de réponse définitive, essayons de nous retrouver dans l’actualité.

Le Plan Vance-Owen, c’est le dépeçage de la Bosnie

Le Plan Vance-Owen a été négocié sous l’égide des Nations Unies sur la base de la « cantonisation » de la Bosnie, en fonction de critères ethniques supposés purs. Cela donne une sorte de peau de léopard, multitâches et incohérente.
Ce découpage n’a aucune réalité historique et nationale et ne correspond qu’au dépeçage de la Bosnie au profit des nationalistes croates et serbes, selon leurs intérêts. Ce qui reste aux Bosniaques est dérisoire et invivable. Par ailleurs, il encourage dans les faits la partition sur des critères ethniques par ailleurs contestables (voir plus loin).
L’ont accepté les milices nationalistes croates qui y trouvent ce qu’elles demandaient, et le gouvernement bosniaque, malgré ses réticences, qui s’imagine sans doute obtenir ainsi un soutien plus large de « la communauté internationale ». Les milices nationalistes serbes de Bosnie l’ont refusé parce qu’elles le jugent insuffisant. De toutes les façons, accepté ou refusé, une Bosnie ainsi charcuté n’a aucune chance de survie.

 

Ce plan est un trompe l’œil à objectif unique : obtenir la paix en ex-Yougoslavie, mais pas n’importe quelle paix. Celle qui serve les intérêts des grandes puissances impérialistes, engagées d’un côté ou de l’autre. S’il faut pour cela démembrer une nation, donner toutes les concessions aux divers nationalistes, cela n’a aucune importance pour les impérialistes, montrant ainsi leur hypocrisie à propos des « frontières immuables » quand il s’agit de parler de l’Afrique ou du Koweït.

 

Il n’y a pas eu d’intervention militaire en ex-Yougoslavie, malgré les appels désespérés du gouvernement bosniaque et il n’y en aura vraisemblablement pas. Les parachutages servent de cache-sexe à l’acceptation du dépeçage, et l’embargo total récemment voté contre la Serbie sera levé dès que les affaires reprendront. Ainsi en a-t-il été avec la Chine après nles massacres de Tien-An-Men…

Les occidentaux ne sont nullement impuissants

Tout le discours officiel tourne autour de l’impuissance des Occidentaux face à la barbarie des miliciens.
C’est une vaste fumisterie. Les Occidentaux ont été particulièrement actifs dans le démembrement de l’ex-Yougoslavie. Rappelons encore une fois le soutien de l’Allemagne à l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, avant même qu’elles ne soient proclamées, provoquant ainsi l’éclatement de la fédération. Rappelons que l’Allemagne réussissait à entraîner la CEE sur cette position. Rappelons le soutien historique de la France et de la Russie aux Serbes, et en particulier leur silence complice face à la montée du nationalisme fascisant.

 

Aujourd’hui, ils se lamentent autour de la situation qu’ils ont eux-mêmes provoquée ! Evidemment, si tout avait pu se passer pacifiquement, ils s’en porteraient mieux (et surtout leurs affaires). Mais ils ont provoqué le dépeçage, ils ont favorisé le nationalisme au nom du supposé combat contre le « communisme ». Ils ont semé le vent, les masses yougoslaves ont récolté la tempête.
Eux aussi seront comptables de la barbarie et des morts !
Quant à maintenant compter sur eux pour arrêter la barbarie, c’est vraiment de l’aveuglement…

Les dirigeants croates et serbes dans le même sac

Rares sont ceux qui osent aujourd’hui mettre en cause les milices nationalistes soutenues par Zagreb et son président Tudjman. En effet, au combat aux côtés des forces bosniaques contre les milices nationalistes serbes soutenues par Belgrade et Milosevic, elles donnent l’impression d’être dans le « bon » camp. Au moins seon les critères impérialistes.

 

Or le gouvernement de Zagreb est aussi nationaliste que celui de Belgrade. Il amnistie des criminels de guerre nazis croates (les fameux Oustachis), s’oppose aux forces modérées par exemple en Istrie (partie de la Croatie proche de l’Italie), qui s’est opposée au parti ultra-nationaliste. Les massacres de Serbes en Krajina valent ceux de Srebrenica et l’intervention des milices croates en Bosnie est tout à fait intéressée. Il s’agit seulement d’empêcher les milices serbes de s’emparer de toute la Bosnie !
Il y a quelques semaines, une novelle est passée presque inaperçue : les milices nationalistes croates mettaient en demeure le gouvernement bosniaque d’appliquer avant l’heure le Plan Vance-Owen et donc de retirer ses troupes des cantons « croates » en Bosnie. Aujourd’hui, les accrochages se multiplient car pour les nationalistes croates, la cause est entendue, il n’y a plus qu’à se déchirer les dépouilles de la Bosnie…

 

Les campagnes anti-Serbes se sont multipliées en Europe, sous les forces extrêmes des affiches de Médecins du Monde faisant l’amalgame avec Hitler… Mais à faire le silence sur le silence des nationalistes croates qui ne valent pas mieux, on renforce le nationalisme de tous les camps !

Faut-il défendre la Bosnie ?

Autant dirigeants nationalistes serbes et croates doivent-ils être dénoncés avec la même fermeté, autant le cas bosniaque est plus complexe.
D’abord, la nation musulmane n’existe pas. C’est une création administrative qui date de 1971 pour empêcher (déjà !) le dépeçage de la Bosnie. Les Musulmans, ce sont seulement des Serbes islamisés, ni plus ni moins. Le nationalisme « musulman » n’a donc pas de base pour prospérer, encore que le président bosniaque Izetbegovic soit l’auteur d’un manifeste intitulé « Pour un état islamique »…

 

Par contre, pourrait bien exister une nation bosniaque, fragile, mais réelle. A l’image de tous ceux qui refusent le nationalisme et de se ranger sous tel ou tel drapeau, il y a, particulièrement en Bosnie-Herzégovine une longue tradition de coexistence pacifique, multi-ethnique et multi-religieuse. 41% de « Musulmans », 31% de Serbes, 17% de Croates, selon le recensement de 1992 se retrouvent dans le pays. Le Président de l’Assemblée Nationale, le commandant en chef adjoint de l’armée bosniaque sont Serbes. Des « traîtres » pour les nationalistes. Bien que cela ne transparaisse pas dans les discours du Président, l’ambassadeur de la Bosnie en France (également Serbe) fait systématiquement référence à un pays multiculturel, multi-ethnique, multireligieux. Le seul journal paraissant à Sarajevo (largement popularisé par la presse occidentale) est multi-ethnique.

 

Bref, face à des forces nationalistes fascisantes (serbes et croates) il semblerait qu’on ait des forces bosniaques démocratiques bourgeoises. On ne peut donc pas tout mettre « dans le même sac ». Mais faut-il pour autant soutenir la Bosnie en général, et ses dirigeants en particulier ?

La confusion du soutien

A voir la participation au meeting du 5 avril [1993] à la Mutualité, il y vait un malaise. Se retrouver entre néofasciste de « Nouvelle Solidarité » et Francis Jeanson du soutien au FLN pendant la Guerre d’Algérie, face à Jean d’Ormesson du « Figaro » pose quand même un problème.
Cette confusion vient de la nature du combat en cours. C’est un combat « national multi-ethnique » de la Bosnie pour son droit à la survie en tant qu’Etat, indépendamment de tout contenu social. Voilà qui peut regrouper à la fois des démocrates bourgeois traditionnels attachés au droit, des réformistes radicaux qui insistent sur le « métissage des cultures », des fascistes acharnés opposés aux prétendus « communistes » serbes.

 

Mais est-il pour autant possible de se revendiquer à ce propos du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » ? Il nous est difficile d’y répondre. Nous ne connaissons pas ou très mal la situation économique et sociale de la Bosnie, les différences entre secteurs paysans (plutôt serbes et croates) et citadins (plutôt bosniaques), les contradictions politiques (rappelons ue les dernières élections ont donné leurs poids aux diverses fores nationalistes en Bosnie même, en protestation peut-être… mais quand même !), les visées de l’impérialisme sur ce pays, le poids de la crise économique et les ralations avec les autres républiques, les raisons qui ont poussé la Bosnie à proclamer son indépendance (pour ne pas rester seule sous la coupe de Belgrade, c’est une raison certainement mais nous en ignorons les fondements) etc.
Depuis des dizaines d’années les Balkans forment une mosaïque complexe où les révolutionnaires ont du mal à s’orienter. Le chemin passe-t-il par la défense de la Bosnie indépendante ? Par le combat une nouvelle fédération réunifiée des Balkans, sans tenir compte des frontières actuelles, comme le prônait l’Internationale en 1924 ? Par la reconstitution de l’ex-Yougoslavie sur des bases internationalistes ?
Nous ne le savons pas, et seuls les vrais révolutionnaires yougoslaves pourraient nous aider à y voir clair. Malheureusement, nous ignorons s’ils existent ou non, les seuls échos qui nous parviennent sont ceux des forces démocratiques pacifistes et antinationalistes. Notre soutien leur est acquis pour ce qui est du combat contre le chauvinisme et la barbarie. Pour ce qui est de l’avenir des Balkans, nous ne leur faisons pas plus confiance qu’à d’autres…
On voit là cruellement les effets de l’absence d’une part de ces vrais révolutionnaires, d’autre part d’une Internationale regroupant les militants du monde entier et capable de les aider à trouver le chemin… C’est de ce point de vue que nous ressentons cruellement notre impuissance, non seulement à agir, mais même seulement à y voir clair…

« Des armes pour la Bosnie » ?

Cette confusion conduit toutes les forces à soutenir sans condition le gouvernement bosniaque, à exiger la levée de l’embargo et à livrer des armes à la Bosnie. Position reprise par Marek Halter (fameux sioniste qui prône l’écrasement des Palestiniens), SOS Racisme et jusqu’à la LCR.
Nous sommes contre tout embargo impérialiste (armes ou pas armes) car nous sommes contre les gendarmes du monde. Nous le sommes en négatif, et non pas qu quelconque soutien à la Bosnie, la Serbie, l’Irak, la Lybie ou Cuba. Mais nous sommes contre le mot d’ordre « des armes pour la Bosnie », qui est bien loin de celui que nous avions avancé par exemple après la Guerre du Golfe « des armes pour le peuple kurde ». Dans le deuxième cas, il y a une guerre populaire de libération en cours qu’il fallait aussi soutenir, alors qu’il s’agissait de se démarquer du courant humanitaire.
Aujourd’hui, relativement à la Bosnie, il s’agit du soutien à un gouvernement bourgeois qui place tous ses espoirs dans l’appui des puissances impérialistes et sur lesquels l’appel vise à faire pression.

 

Quant aux appels guerriers et pressants à l’intervention militaire directe de l’ONU et des grandes puissances, outre leur rôle dans le déclenchement du conflit, citons « Alerte » : « La logique de la guerre, encouragée par l’ONU et la CEE a tout emporté sur son passage. Quant à confier cette mission de défense de la démocratie, d’annihilation des milices fascistes, de renversement des pouvoirs chauvins et de restauration de la souveraineté d’un peuple, à nos légionnaires et à nos militaires qui viennent à peine d’achever la « méga-ratonnade » contre l’Irak, ce serait vraiment prendre Rambo pour Fanfan la Tulipe ! ».

 

Enfin dernier parallèle contestable, celui de la Guerre d’Espagne. De nombreux intellectuels revendiquent la création de Brigades Internationales pour défendre la Bosnie, l’image de celles qui ont combattu contre Franco entre 1936 et 1938. Il s’agissait alors de défendre la République Espagnole du Front Populaire qui surgissait dans les décombres de la monarchie (abolie en 1931). Quelles qu’en soient les illusions, hésitations, et les contradictions du mouvement, il s’agissait de défendre un idéal social de bouleversement de l’ordre passé, que Franco voulait restaurer, contre les visées capitulardes des grandes puissances impérialistes inquiètes de la poussée du communisme. Et d’ailleurs la composition ouvrière, communiste et anarchiste des Brigades Internationales en est le témoin.
Tel n’est pas le cas en Bosnie. Faute d’une telle perspective, les éventuelles Brigades ne seraient que les mercenaires de l’ONU et des puissances impérialistes. D’ailleurs, force est de constater que les seuls à s’être engagés pratiquement sont les aventuriers mercenaires et certains militants fascistes.

En conclusion…

Nous sommes impuissants face à la situation dans l’ex-Yougoslavie, le reconnaître n’est pas honteux. Pourtant, face aux leçons qu’on eut en tirer nous ne sommes pas impuissants : lutte contre le chauvinisme et le nationalisme sous toutes leurs formes, lutte pour l’abolition des inégalités économiques, qui provoquent et renforcent les conflits nationaux, lutte contre l’ingérence impérialiste et ensuite son hypocrisie humanitaire, lutte pour un projet politique et social réellement révolutionnaire, lute pour une véritable solidarité internationale des exploités au-delà des frontières… Même si nous ne pouvons pas pour le moment nous situer par rapport à l’ex-Yougoslavie, voilà déjà du pain sur la planche pour ici !

 

Correspondant VP

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