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BOSNIE : Faut-il exiger la levée de l’embargo sur les armes ?

Partisan N°90 – Mai 1994

Vendredi 30 avril a eu lieu une réunion publique de Voie Prolétarienne autour de l’histoire de la Yougoslavie et des raisons de son explosion actuelle. Une participation un peu décevante (un peu plus d’une trentaine de personnes), mais un débat intéressant.
L’exposé a fait un bilan historique de la Yougoslavie en montrant en quoi le libéralisme économique a poussé le capitalisme yougoslave à l’éclatement, chaque bourgeoisie nationaliste essayant de tirer les marrons du feu à son profit, en poussant le nationalisme comme dérivatif à la misère, l’émigration et aux difficultés économiques. Le débat revenait ensuite sur plusieurs aspects : le Nouvel Ordre Mondial et la politique des diverses grandes puissances, les manipulations médiatiques, l’idéologie de la purification ethnique et ses aspects fascistes, la vie actuelle en Serbie, en Croatie, en Slovénie, la solidarité internationale…
Nous revenons ici sur la question de la levée de l’embargo sur les armes, qui est la question marquante actuellement en débat à propos de la Bosnie.

Pourquoi aborder ce point ?

Parce qu’il y a un certain nombre d’arguments qui sont avancés pour le justifier : le fait que seules les milices serbes ont récupéré de l’armement lourd (celui de l’armée fédérale), qu’il y a urgence face à la pression de Karadzic, que tout peuple a le droit de se défendre face à une agression. Arguments d’évidence et incontestables. Cela suffit-il pour que nous, révolutionnaires en France, l’avancions ?
Parmi les collectifs de soutien à la Bosnie, ce mot d’ordre apparaît comme très radical : il s’oppose à la politique de l’ONU, vertement critiquée par ailleurs.

 

Une première chose devrait nous mettre la puce à l’oreille : le Congrès américain vient de voter une résolution en ce sens. Alain Juppé, Roland Dumas l’envisagent. Nous nous retrouverions à côté de nos ennemis ? Méfiance…
Nous n’hésitons pas à dire que nous sommes contre. Et plus le débat s’approfondit, plus les arguments s’affinent, plus nous sommes contre.

En négatif

Ce mot d’ordre peut d’abord être compris comme négatif, c’est-à-dire opposé à l’ONU, aux grandes puissances, au Nouvel Ordre Mondial et à notre gouvernement.
De ce point de vue, nous sommes contre ce mot d’ordre car il est alors restrictif et donc ambigu. Nous ne sommes pas évidemment pas pour l’embargo sur les armes, comme le PCF qui joue le discours pacifiste pour mieux soutenir les nationalistes serbes.
Mais nous sommes contre tous les embargos et blocus. Y compris le blocus contre la Serbie.

 

Le Nouvel Ordre Mondial ne se découpe pas en tranches. Il n’y en a pas un morceau acceptable et un morceau inacceptable. Quelles que soient les contradictions réelles entre les grandes puissances, elles aboutissent en fin de compte à une position unique, qui est l’acceptation du partage ethnique de la Bosnie, l’acceptation de la Grande Serbie comme facteur de stabilité et comme gendarme de la région, et à partir de là de la recherche de la paix à tout prix. Les diverses mesures prises par l’ONU sont bien les divers éléments d’un plan global : embargo sur les armes en Bosnie, blocus sur la Serbie pour faire pression sur les nationalistes de Karadzic, Casques Bleus pour séparer les combattants et entériner l’état actuel des choses.
Depuis des décennies, les grandes puissances unies ou divisées, n’ont fait qu’aggraver les conflits et dresser les peuples les uns contre les autres. Et dans les Balkans en particulier, les peuples en ont chèrement subi les conséquences.

 

Aujourd’hui, nous n’avons aucun moyen de peser sur la situation mondiale. Nous devons par contre nous opposer clairement à nos ennemis, ne pas laisser la moindre ambiguïté sur ce que nous pensons d’eux… Nous rejetons donc l’ensemble des mesures du Nouvel Ordre Mondial, ce qui veut dire :
Levée de tous les embargos et blocus !
Retrait des Casques Bleus !
Retrait de l’ONU !
Mitterrand, Balladur, complices des assassins !
Non à la partition ethnique de la Bosnie !

 

Passer sous silence le blocus à l’encontre de la Serbie est grave, car cela sous-entend que cette mesure serait justifiée… C’est alors rentrer en plein dans la logique des grandes puissances.

En positif

Mais on peut aussi envisager ce mot d’ordre en positif, c’est-à-dire comme un soutien aux combattants bosniaques.
On est alors amené à aborder la question : des armes pour qui, des armes pour quoi faire ? Car une des leçons de l’histoire, c’est que les armes sont toujours au service d’une politique, avouée ou non. Au moment des commémorations du 6 juin, il n’est pas inutile de rappeler que la question des armes a opposé la résistance gaulliste et les communistes durant la deuxième guerre mondiale. Pour les premiers, il s’agissant d’attendre et de préparer le débarquement pour installer De Gaulle au pouvoir. Pour les deuxièmes, il s’agissait de libérer le pays par ses propres forces.
Il faut donc clarifier quelle Bosnie on veut et qui est l’ennemi, et donc ce que signifie résister dans ce contexte.

 

S’agit-il de la Bosnie de Izetbegovic et du gouvernement bosniaque ? Eux seuls pourraient en tous les cas acheter de l’armement lourd avec la levée de l’embargo… C’est alors oublier leurs responsabilités dans la guerre, le nationalisme musulman du SDA. Oublier qu’Izetbegovic n’est pas populaire parmi les Bosniaques. Oublier que les bourgeois bosniaques, ont eux aussi cherché à tirer leur épingle du jeu des difficultés économiques en jouant la carte nationaliste et en cherchant l’appui de l’Occident. Ce serait oublier leur acceptation du partage ethnique de la Bosnie (accord croato-musulman). Oublier la manipulation médiatique de Gorazde où à l’évidence le gouvernement bosniaque a chargé le bilan des blessés et des morts pour pousser l’intervention de l’OTAN (2000 blessés annoncés, 300 effectivement trouvés après l’arrivée des Casques Bleus).
Le gouvernement Izetbegovic ne défend pas le peuple bosniaque, il cherche seulement à conserver un territoire et une base économique et politique suffisante pour survivre comme exploiteur.

 

Ou s’agit-il au contraire d’une Bosnie populaire, laïque, démocratique, débarrassée des dirigeants nationalistes, exploiteurs et fauteurs de guerre (et donc de Karadzic, Izetbegovic et autres) ? Dans ce cas, le mot d’ordre « Des armes pour les révolutionnaires bosniaques » serait légitime. Mais qui porte un tel projet aujourd’hui ?

Il y a des secteurs multiethniques en Bosnie, qui se battent contre le nationalisme. Pas seulement en rêve chez les intellectuels de Sarajevo, mais dans de larges secteurs de la population, comme dans la région ouvrière de Tuzla et ailleurs. Mais il ne faut pas rêver sur le niveau de conscience qui existe réellement. Quarante ans de populisme dictatorial où tout débat était étouffé ont laissé des traces… Même chez les mineurs de Tuzla, le niveau est bas, ce qui ne retire évidemment rien au soutien que nous devons leur apporter ! Mais on est encore loin d’un tel projet de Bosnie populaire.
« Des armes pour Tuzla » ? La proposition a été faite au cours de la réunion ; C’est oublier d’une part que c’est l’armée bosniaque en tant que telle qui défend Tuzla, et que même les étudiants et les ouvriers les plus conscients qui vont se battre au front un mois sur deux sont très loin de défendre un tel projet. On n’est nullement dans la situation du clivage existant dans la résistance française entre 1941 et 1945…

En conclusion

Aujourd’hui, défendre en positif le mot d’ordre de levée l’embargo sur les armes, ou de soutien aux combattants bosniaques, dans la situation actuelle concrète de la Bosnie, c’est soutenir Izetbegovic.
Pour l’instant, il faut en rester au mot d’ordre négatif de « Levée de tous les embargos et blocus », et au soutien positif, pratique et politique aux secteurs ouvriers les plus avancés du combat démocratique, sans pour autant nous illusionner sur celui-ci. En sachant que si la situation devait changer, il sera temps de changer de position…

 

Il nous semble que l’insistance actuelle portée sur ce mot d’ordre relève d’une confusion sur la situation en Bosnie, les responsabilités et les contradictions qui existent entre exploiteurs et les exploités. Il y a beaucoup trop l tendance à parler des « Bosniaques » en général, comme s’il n’y avait pas de bourgeoisie, comme si Fikret Abdic, PDG de Agrokomerc, Izetbegovic devaient finalement être défendus, même à contre cœur. Ce n’est pas notre avis. En imaginant leur victoire dans une Bosnie libérée, ne peut-on voir De Gaulle au pouvoir en 1947 en France ?

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