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Qui est responsable de la guerre en ex-Yougoslavie ?
Partisan N°90 – Mai 1994
Qui est responsable ? La crise économique et les ambitions des fractions bourgeoises de toutes les nations, qui chacune ont essayé de tirer le maximum de profit de la situation, avec plus ou moins de bonheur, en jouant la carte nationaliste.
Le débat se polarise sur la nature du régime serbe, puisque c’est lui qui disposait du potentiel militaire. Il y a ceux pour qui Milosevic est le diable en personne, cause de tous les malheurs. Remplacez-le et la paix reviendra. Il y a ceux qui à l’inverse s’en font les défenseurs masqués et renvoient toutes les responsabilités sur l’Allemagne.
Nous apportons quelques éléments au débat à partir d’une lettre de camarades marxistes-léninistes grecs qui nous publions bien volontiers, accompagnée d’une réponse.
Une lettre de camarades grecs
Chers camarades,
Nous vous remercions d’avoir publié dans votre journal un extrait de notre plaquette « La balkanisation des Balkans » Cet extrait reflète la position du régime grec, mais les passages les plus importants sont les estimations et les conclusions du texte dans son ensemble qui ont été confirmées par l’évolution de la situation.
Dès le début, nous avons essayé de détecter et expliquer les origines de la crise balkanique actuelle en se basant sur la théorie marxiste, les expériences positives et négatives du mouvement communiste et l’histoire de notre région. C’est suite à ce contexte que nous sommes arrivés à deux thèses fondamentales :
1) La crise actuelle a pris naissance dans la crise mondiale prolongée et dans le cadre de la restructuration capitaliste.
2) La crise balkanique actuelle est un des enfants authentiques du Nouvel Ordre Mondial, c’est-à-dire la nouvelle ruée de l’impérialisme.
C’est pourquoi nous utilisons aussi le terme de « balkanisation », qui pendant des décennies faisait partie du langage diplomatique et historique seulement. L’essentiel dans ce terme est que, sans l’intervention impérialiste des grandes puissances, la crise actuelle est inexplicable. C’est la concurrence inter-impérialiste qui impose le rythme du déroulement des événements. La balkanisation actuelle constitue un effort de transfert-déplacement des problèmes produits dans le cœur du système impérialiste à cause de la plaine d’angoisse, recherche des « espaces vitaux » a signifié que la guerre a été imposée par les puissances impérialistes et leur concurrence débridée.
Malheureusement, nous constatons qu’en Europe occidentale même des organisations qui se réfèrent au marxisme ne sont pas capables de comprendre ce qui se passe en Yougoslavie et dans les Balkans. Par conséquent, la grande majorité de la gauche européenne s’est inclinée à l’hystérie interventionniste créée par la propagande du Nouvel Ordre Mondial, et par la désinformation impérialiste, qui essayent de légitimer le « droit d’ingérence » de la soi-disant « communauté internationale ». Ceux qui attaquent le nationalisme serbe et oublient les nationalismes croate, slovène et « musulman », ou ceux qui ne font pas de distinction entre ces nationalismes (et ça c’est le « meilleur » cas, étant donné que plusieurs dénoncent seulement le nationalisme serbe), ne comprennent pas la grande différence : le nationalisme serbe se trouve dès le début en position de défense ; il est poussé à la guerre en essayant de limiter le démembrement de la Yougoslavie par les Occidentaux. Ça veut dire que ce n’est pas la politique serbe quoi a mis le feu à la région.
En plus, il est clair maintenant que les autres régimes issus de la Yougoslavie unie sont des vrais protectorats allemands –Croatie – Slovénie) et américain (Bosnie). Les nationalistes croates sont armés directement et massivement par les Allemands, les nationalistes musulmans sont armés par les Américains, via l’Arabie Saoudite notamment. Il n’y a pas besoin de crier des slogans « Des armes pour la Bosnie », puisque l’armée bosniaque est alimentée régulièrement non seulement avec des armes, mais aussi avec des milliers de « vétérans » de l’Afghanistan etc. (respectivement dans les rangs de l’armée croate des néonazis venus du monde entier continuer à « lutter » contre « les communistes slaves »). Il faut se demander aussi en ce qui concerne le terme « musulmans » dont tous les médias s’intéressent exclusivement. Pourquoi personne ne parle pour les millions de gens qui, après toutes ces années de guerre, persistent à s’autodéterminer comme Yougoslaves ? Ce sont eux les plus progressistes de toute la Yougoslavie ; ils se trouvent dans tous les états « indépendants » ; et ils sont chassés par tous les nationalistes – sans pourtant que personne ne s’intéresse en Europe occidentale, et pour cause !
Nous sommes d’avis que ceux qui se réfèrent au marxisme en Europe occidentale peuvent comprendre que les peuples des Balkans n’ont pas besoin des « Casques Bleus » ni de « l’aide » des puissances occidentales et des soi-disant « Nations Unies » pour trouver la paix. C’est exactement cette « aide » qui a poussé à la boucherie. Ça pourrait être drôle si ce n’était tragique, de voir les vrais responsables vouloir bombarder deux qu’ils ont morcelé. D’où tire la soi-disant « communauté internationale » le droit d’imposer des ultimatums et de donner des leçons aux « barbares » des Balkans » ? Cette laideur et arrogance de l’Occident doit recevoir une réponse appropriée par toutes les personnes qui veulent être dignes au moins du nom de « progressiste », même pas « révolutionnaire ».
Les temps nécessitent :
Le développement d’un large mouvement contre cette « communauté internationale » de bandits et d’assassins.
Le fondement des bases pour une nouvelle communauté des peuples en solidarité, coopération et fraternité. Mais pour réaliser cette communauté, il est indispensable que le but du mouvement soit la destruction du Nouvel Ordre Mondial : ça doit être notre slogan ; la société « multiculturelle » que semblent vouloir défendre diverses organisations peut très bien être récupérée comme slogan par les impérialistes et leurs laquais.
Chers camarades,
Nous ne voulons pas occuper plus de place précieuse dans notre journal ; nous voulons rappeler à vos lecteurs et amis qu’ils peuvent se procurer notre plaquette ainsi que d’autres textes de notre organisation (en français ou anglais) en écrivant à l’adresse suivante :
« A/Synechia, EMM, Benaki 55, 10681 Athènes, Grèce » [NdlR 2012 : cette organisation n’existe plus aujourd’hui]
Nous sommes prêts à tut genre de discussion entre organisations et militants pour promouvoir le débat, les contacts et la coordination nécessaire à la lutte contre le Nouvel Ordre Mondial.
Nous ne sommes vraiment pas d’accord
Laissons d’abord de côté le Nouvel Ordre Mondial, le rôle des Casques Bleus etc. nous avons eu l’occasion de l’aborder à de multiples reprises. Nous sommes sur ce point pour l’essentiel d’accord avec les camarades.
« La guerre a été imposée par les puissances impérialistes »
Mais nous sommes en désaccord avec absolument tout le reste de leur courrier. Plus grave, les camarades ont perdu toute référence de classe et raisonnent uniquement en termes de pays ou de nation. Les contradictions entre ouvriers, paysans, bourgeois se sont évaporées et les camarades ont été ainsi insidieusement gagnés par le nationalisme pro-serbe.
Tout d’abord, ils affirment que la guerre a été imposée par les puissances impérialistes. C’est faux et absolument impossible. Le raisonnement historique le plus élémentaire montre que les interventions extérieures ne peuvent agir que par l’intermédiaire des phénomènes internes. Les grandes puissances n’ont pu intervenir que parce que les contradictions internes à la Yougoslavie étaient mûres. Que parce que bien avant la guerre, les diverses bourgeoisies (slovènes, croates, serbes, bosniaques…) étaient laminées par la crise dans un pays fort proche du Tiers-Monde. Et donc que chacune a joué ses cartes propres pour s’en tirer le mieux possible. Mais n’oublions pas que nous parlons des bourgeoisies, pas des populations en général.
Historiquement, c’est la bourgeoisie slovène (la plus forte au plan économique) quoi s’est tournée vers l’Allemagne et l’Autriche (et bien avant la guerre !), en ne voulant plus payer pour les républiques les plus pauvres. Il y a eu aussi la bourgeoisie croate (quoique moins puissante) qui a suivi le même itinéraire. La bourgeoisie serbe, qui rappelons-le était à la tête de l’Etat fédéral et tenait l’armée en mains, s’est retrouvée déshabillée des régions les plus riches. Elle a donc joué la carte du maintien de la Yougoslavie (mais cela n’avait strictement rien de progressiste dans la bouche d’un Milosevic) et l’autre carte qu’elle pouvait jouer, la guerre. D’où l’agression militaire contre la Slovénie d’abord, puis la Croatie, enfin la Bosnie (en attendant peut-être le Kosovo et la Macédoine). Quant à la bourgeoisie bosniaque, elle n’avait ni atout économique, ni puissance militaire, elle est donc passée à la casserole.
Les peuples, eux, nt payé l’addition. Embrigadés par le nationalisme, ils ont servi de chair à canon. Dans toutes les républiques.
Que l’Allemagne, la France, les Etats-Unis, la Russie aient sur cette base lourdement pesé, c’est évident et guère surprenant. Elles ont poussé à la guerre, mais indirectement et à partir des politiques des diverses bourgeoisies locales. Nous renvoyons aux articles déjà parus dans nos numéros précédents à ce propos.
Quant au nationalisme et à ses conséquences en termes de barbarie, nous sommes littéralement stupéfaits de n’en pas voir trace dans le courrier de ces camarades. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire que « le nationalisme serbe se trouve dès le début en position défensive » ? Imaginons que cela soit vrai. Cela le justifie-t-ilo une seule seconde ? Non, et on en voit les conséquences. Les camarades (et d’autres comme « Solidaire » du PTB en Belgique) en arrivent à soutenir un populisme fascisant ultra-nationaliste au nom d’une supposée agression. Rappel aux camarades : au début de la guerre Iran/Irak, fallait-il soutenir le régime iranien sous prétexte qu’il était « agressé » ? Le « nationalisme serbe », c’est qui ? S’agit-il des travailleurs serbes ? Ou est-ce un soutien à Milosevic, son régime et son opposition bidon ?
« Ce n’est pas la politique serbe qui a mis le feu à la région »
Il est un fait que l’origine économique vient des indépendances slovène et croate. Mais l’agression militaire vient bel et bien des nationalistes serbes. Qu’est-ce que la défense de la Yougoslavie dans leur bouche ? C’est la défense de leurs intérêts de bourgeois serbes et rien d’autre. Les camarades disent que les « Yougoslaves » ont été pourchassés par tous les nationalistes. Quels Yougoslaves ? Quelle distinction font-ils entre bourgeois et opprimés ? Les bourgeois qui se disent aujourd’hui yougoslaves défendent en fait les idées de la bourgeoisie serbe. Il est exclu de les soutenir. Leur Yougoslavie est aussi capitaliste que les autres pays d’Europe. Et pourquoi ces mêmes camarades, aujourd’hui, ne s’opposent-ils pas à la partition de la Bosnie ?
Quant aux travailleurs, aux exploités qui se disent yougoslaves, où s’expriment-ils ? Comment se démarquent-ils de leur bourgeoisie, du nationalisme qui n’est qu’un effroyable poison diviseur ?
Nous en connaissons parmi les immigrés en Europe. Nous soutenons le combat des mineurs de Tuzla (en Bosnie) qui rejettent explicitement et sans concession le nationalisme d’où qu’il vienne. Nous sommes prêts à soutenir toute force (syndicat oppositionnel par exemple), en Slovénie, en Croatie, en Serbie qui prendrait partie sans aucune ambiguïté, nous soutenons aussi le Cercle des Intellectuels de Belgrade.
Car tous ces camarades qui dénoncent « l’agression allemande » restent bien silencieux sur ce qui se passe en Serbie. Quant à nous, nous écoutons avec intérêt ces opposants qui n’ont dans l’immédiat rien à défendre.
La partition de la Yougoslavie n’a certes rien de progressiste. Mais son maintien dans l’état de 1991 pas plus. Quoiqu’on en pense, elle est du passé et continuer à raisonner en cers termes relève d’une conception des nations très « nationale » et pas du tout de classe.
Le chauvinisme, toujours lui…
Pour terminer, nous voudrions attirer l’attention sur les conséquences de ce type de positions pour ces camarades grecs. Dans leur brochure « la balkanisation des Balkans », ils sont amenés à parler de la Macédoine. Or, suivant en cela le chauvinisme grec propagé par le gouvernement et les médias, ils se refusent à appeler ainsi ce pays et lui donnent le nom en usage chez les bourgeois de leur pays : « Skopje » (du nom de la capitale de la Macédoine). Quoiqu’on pense de la partition de l’ex-Yougoslavie et de la création de la Macédoine, la première chose pour des camarades qui se disent marxistes c’est de rejeter absolument le chauvinisme de grande puissance de leur propre gouvernement. En reprenant cette terminologie, ils montrent malheureusement de quel côté ils se situent…
A.D.
