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La SOGANTAL, un révélateur politique

Partisan N°273 - Avril 2014

Fin 1968, un patron de Bordeaux, Pierre Lardat développe son entreprise par la création d’une filiale à côté de Lisbonne, la SOGANTAL. Cinquante jeunes Portugaises de 14 à 24 ans sont employées à coudre des pièces de survêtements qui viennent de France et qui retournent en France. Les salaires vont de 208 à 320 F par mois pour 26 jours de travail.
Après le 25 avril, les filles élisent une déléguée du syndicat du textile du Sud. Elles présentent à la mi-mai un cahier revendicatif ; il en apparaît alors de semblables dans toutes les usines : augmentation de salaire de 250 F pour tous, un mois de congés payés (au lieu de 15 jours) ; 13e mois.
Pour appuyer les revendications, les filles de la SOGANTAL lancent une baisse de production le 20 mai. Le patron refuse de payer la période du 15 au 31. Entre temps, le gouvernement fixe le salaire minimum à 660 F. Le 30 mai, le patron annonce la fermeture de l’usine, qui est suivie par une occupation massive des locaux. Le patron se réfugie en France, abandonnant un stock de marchandises de 1 200 000 F.
Les ouvrières s’organisent en vue d’assurer leur salaire. Elles élisent une commission de production et une commission de grève, révocables. Elles partagent en équipes de production et en équipes de vente, qui sillonnent le pays en camionnette pour vendre les survêtements. L’horaire est ramené à 40 heures par mois et tout le monde reçoit le même salaire : 660 F par mois. Un journal de grève est confectionné par les filles et largement diffusé dans le pays par des relais assez nombreux autour de celles qui deviennent les « Lip » portugaises. La presse, la radio et même la TV finissent par relater ces événements. Le syndicat du textile appuie à fond le conflit, que de nombreux groupes politiques d’extrême-gauche popularisent, détruisant petit à petit l’image méfiante ou méprisante des « gamines manipulées ». Le 25 juin, la vente atteint les 26 000 F, début août on approche des 80 000 F.
La lutte ne peut être que très longue et pour plusieurs raisons. En effet, dans le secteur du textile, le coût des salaires influe très directement sur le coût total du produit. Les patrons ne veulent donc pas lâcher. De plus, les entreprises d’origine étrangère ont pris depuis le 25 avril toutes les dispositions pour prévenir toutes les actions possibles de la part des travailleuses. Leurs investissements, et en particulier dans le textile, sont sujets à de rapides changements de pays suivant la conjoncture.
Mais la continuation de la production permet d’alimenter financièrement les grévistes et plus encore de créer le contact avec la population dans tout le pays, donc de poser ou de reposer le problème sur une très large échelle et surtout de promouvoir et d’entretenir chez les grévistes une formidable combativité. Doublement opprimées, en tant que travailleuses, et encore plus en tant que femmes, les grévistes de la SOGANTAL puisent dans leur défi quotidien aux lois capitalistes et patriarcales, l’énergie et l’enthousiasme qui débordent dans leur conflit. Leurs poèmes et les dessins placardés sur les murs de l’usine en disent long sur le vent de libération qui souffle à la SOGANTAL.
Le gouvernement ignore la lutte et joue le pourrissement. Mais, comme il est objectivement – et de plus en plus – impliqué dans le conflit, il va tenter d’en précipiter la fin.
Le 15 août, après l’échec d’une ultime négociation, le Chef de Cabinet du Ministre du Travail donne son accord à une évacuation du matériel encore entreposé à la SOGANTAL par un commando de 15 personnes venues de France en camionnette sous la direction de Pierre Lardat. Il téléphone au Chef de Cabinet du Ministre de l’Intérieur, qui assure le groupe de Français de la protection de la GNR (garde nationale républicaine) et du COPSON (groupe de choc militaire dirigé par Otelho de Carvalho). Comme le samedi et le dimanche, l’usine est vide, le 24 août à 1 h 30 du matin, les 15 Français pénètrent dans les ateliers, séquestrent le gardien de nuit, débarquent leur matériel de combat (casques, matraques, deux chiens policiers, pistolets d’alarme, gaz lacrymogène, talkies-walkies) et commencent l’inventaire. Vers 10 heures du matin, deux GNR de Setubal viennent voir si tout se passe bien.
A 19 heures, la population, mise au courant, envahit l’usine en se battant durement contre les 15 Français qui se barricadent dans les bureaux tout en tirant avec leurs pistolets. La GNR débarque et s’interpose, puis les parachutistes du COPCON, qui expulsent la population et font semblant d’arrêter le commando. Celui-ci est libéré quelques jours plus tard. Journaux, radios, TV se précipitent à nouveau. Les ouvrières demandent la nationalisation de l’entreprise. Puis, black-out. La lutte de la SOGANTAL disparaît complètement de l’actualité.

 

Extrait de « Portugal, un enjeu révolutionnaire pour l’Europe », CEDETIM, mai 1975, page 50.

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