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Où en est l’antiracisme ? Retours sur le camp décolonial

Du 25 au 28 août 2016 avait lieu à Reims, un camp décolonial [1]. Ce camp, de par son contenu sur l‘antiracisme et sa non-mixité assumée, a suscité une vive polémique de Najat Vallaud Belkacem à la LICRA qui n‘a pas hésité à le comparer au Ku Klux Klan à l‘envers [2] car ce serait du racisme anti-blanc [3].
Partisan Magazine a rencontré une militante de l‘OCML VP de retour de ce camp. Voici ses premières impressions.

 

Quel était exactement l’objectif de ce camp décolonial ?

 

Face au contexte politique raciste qui existe en France et relayé par tous les partis politiques bourgeois, du FN au PS, les violences policières, la force de l’islamophobie décuplée par les attentats etc., ce camp était vu comme un besoin de regrouper en non mixité les personnes qui subissent le racisme d’Etat pour échanger et se former. Il a été organisé à l’initiative de deux femmes [4] qui ont co-organisé la Marche de la dignité l’année dernière [5]. Elles sont parties du constat qu’il y avait peu d’espace non-mixte pour l’expression politique et la formation des personnes qui subissent le racisme. C’était une université d’été entre personnes concernées avec des conférences, des ateliers sur : les violences policières, les contradictions dans les quartiers populaires, le féminisme, la Palestine...

 

Quatre jours à la fin de l’été, il y avait beaucoup de monde ?

 

Oui, c’était blindé, presque 200. Beaucoup d’étudiants et de petits-bourgeois (enseignants, journalistes, travailleurs sociaux...) mais issus de la classe ouvrière et des quartiers populaires. Beaucoup de jeunes en situation de précarité quand même, qui aspirent à une vie meilleure tout en continuant à encaisser les discriminations et les inégalités sociales. J’ai été surprise de voir que la majorité des personnes présentes n’étaient pas organisées, mais se posent des questions et veulent « agir ». Le constat reste quand même qu’il y avait très peu de prolos et des gens vraiment implantés dans les quartiers. Logique, car quand on est prolétaires, on n’a pas beaucoup de temps libre et c’est un obstacle pour militer.
Une grande majorité de femmes dans ce camp, ce qui n’est pas anodin. Il est connu que les combats des quartiers populaires sont portés par les femmes dans les comités contre les violences des flics, la Palestine, l’école etc. Mais je le note car les femmes sont loin d’être majoritaires dans les rencontres politiques. Il y avait une garde d’enfant, ce qui est positif et un tarif pour les gens dans la galère.
Par contre, parfois tu te retrouves à table avec une nana de la bourgeoisie algérienne ou libanaise et là désolée mais pour moi, ça coince. Elles subissent sûrement le racisme c’est certain, mais juste l’expérience liée à l’immigration coloniale et à l’exploitation, dans un quartier populaire, elles ne connaissent pas. Ça c’était énervant car on ne va pas défendre les mêmes intérêts de classe dans la lutte antiraciste. C’est impossible.

 

Tu décris une ambiance chaleureuse et révoltée, ça signifie quoi ?

 

C’est le contexte politique. Depuis quelques années, c’est le ras-le-bol des discours du « choc des civilisations »,
de « l’incompatibilité de l’islam avec la République », du « problème de l’immigration », de l’acharnement contre les femmes voilées etc. C’est un ras le bol contre le racisme au quotidien : accès au logement, au travail… Bref une révolte contre la montée de la réaction. Mais spontanément, c’est l’idéologie qui est mise en avant et pas assez les raisons économiques avec les contradictions du capitalisme, ses crises ...
Même si les échanges et les ateliers étaient productifs, ça manquait quand même de contenu révolutionnaire. On dénonce les barrières à « l’égalité des chances  », comme s’il pouvait y avoir une égalité des chances sous le capitalisme. On réclame une démocratie réelle comme s’il y avait une démocratie dans le pays. On dit qu’il faut une alternative, un autre système, mais on ne lui colle pas de nom.

 

La contradiction affichée, c’est, disons, blanc/non-blanc [6]. C’est toi qui rajoutes petite bourgeoisie-prolétariat, pourquoi ?

 

Oui… J’ai dit qu’il n’y avait pas de travailleurs des secteurs ouvriers, peu d’habitants des quartiers populaires, même si ceux et celles qui étaient là ont pu faire partager leurs expériences et leurs combats. Il était souvent fait référence aux travailleurs immigrés, aux sans-papiers, aux réfugiés, aux jeunes des quartiers. Mais je constate depuis plusieurs temps maintenant qu’ils ne sont pas au cœur du projet antiraciste. Même si les parents de ces participants sont prolos, comme les miens, beaucoup ont changé de classe sociale par les études ou le travail. La violence raciste s’exprime certes violemment mais on oublie que c’est aussi du mépris de classe : on te fait comprendre que tu n’es pas à ta place « naturelle ». Mais il y a un lien organique fort avec le prolétariat des quartiers populaires, ses conditions de travail, ses injustices, ses silences. En militant, on casse ce silence, on se réconcilie non seulement avec ses « origines », son histoire, mais aussi avec sa classe de référence.
Mais il faudrait maintenant une réflexion politique plus poussée sur les liens politiques avec nos parents, nos frères et sœurs, voisins ... qui sont restés dans le quartier ou sont dans des situations d’exploitation, qui s’investissent peu en politique ou alors dans les syndicats, les coordinations de sans-papiers. Il faut un lien politique vivant et pas juste un lien de « souvenirs », « mémoires » et « héritages ». Ils doivent être au cœur de ce combat et le diriger !

 

La question de l’alternative et du pouvoir est donc posée, mais il doit y avoir un tendance électoraliste et une autre plus radicale ?

 

Les uns disent : il nous faut des candidats qui nous ressemblent, des élus qui nous représentent avec des listes locales. On défend aussi des techniques de lobbying ou encore de community manager [7]. Les autres parlent d’abstentionnisme, de refuser de voter tant que le droit de vote pour les immigrés n’a pas été obtenu, du besoin prioritaire d’organisations populaires à la base.
Sur le pouvoir, c’est flou. Même si les El Khomri, les Boutih [8] sont dénoncés par tous et toutes, on ne dénonce pas ceux qui pensent qu’on peut améliorer le système sans le changer radicalement. Or, les liens entre racisme et capitalisme sont établis : on ne détruira pas l’un sans détruire l’autre.
En gros vouloir sa part du gâteau capitaliste sans en changer radicalement la recette, ça n’a aucun intérêt. Ou plutôt si, mais pour une minorité de privilégiés ! Le remplacement d’une société injuste par une société juste, c’est pour moi, le communisme ! Mais force est de constater que l’alternative révolutionnaire est décrédibilisée.

 

Pourquoi tu dis ça ?

 

Ce serait simple de dire que la faute en revient uniquement aux personnes engagées dans la lutte antiraciste de ces dernières années. Une critique forte est portée aux organisations d’extrême gauche dans leur incapacité à penser le lien entre racisme et capitalisme. Il y a un rejet du discours de l’ « unité » entre travailleurs comme unique raison de lutter contre le racisme [9] ; un rejet de la théorie de l’ « écran de fumée » raciste pour diviser la classe prolétarienne. Et nous sommes OK à VP, nous qualifions cette vision d’économiste. Nous rejetons cette tendance qui subordonne tout aux questions économiques. Ça implique donc des tâches que l’on dit démocratiques pour l’égalité y compris dans cette société : droit de vote des étrangers, régularisation de tous les sans-papiers etc.

 

Et la non mixité du camp, que nous soutenons, ça a été débattu ?

 

Beaucoup de gens militants qui étaient au camp, sont des déçus de l’extrême gauche y compris sur leur incapacité à accepter la non mixité comme outil politique. Ils dénoncent les préjugés racistes, notamment islamophobes, dans ces organisations. Ils critiquent la base sociale blanche de ces organisations et le peu de travail politique dans les quartiers populaires. Ils n’y ont pas trouvé leur place.
Il existe des groupes anarchistes et libertaires qui critiquent tout azimut les « racialisateurs » [10] politiques. Ainsi, les antifascistes de Reims ont dénoncé le camp car soi-disant dirigé par le PIR [11]. Alors on a le droit à des mots d’ordre du style « nique la lutte des races, vive la lutte des classes ». Merci les antifas de Reims, à l’arrivée au camp, il y avait un déploiement de banderole par le FN et ben, ils étaient pas là les antifas  ! Franchement débile.
Par contre, même si il faut combattre cette essentialisation de la classe (genre on est tous pareil car on est ouvrier...), moi ça me saoule de créer des amalgames entre toutes les formes d’extrême gauche entre les anars , les libertaires ou les stals, les trotskystes ou les maoïstes. Il va falloir qu’on précise les critiques.
De même, se baser sur une analyse uniquement « lutte des races » comme le fait le PIR par exemple est à combattre. Ce sont pour moi des ennemis qui se cachent pas des amis qui se trompent [12]. Même s’ils ont su secouer le monde politique et notamment l’extrême gauche. En rappelant la réalité du racisme structurel en France, ils combattent clairement toute ligne qui lie combat antiraciste au combat général de lutte contre cette société d’exploitation. Un peu comme Christine Delphy qui utilise un verbiage marxiste pour dire que la contradiction principale est entre les hommes et les femmes et ne lie pas les combats des femmes au combat contre le capitalisme. On voit ce que ça donne, maintenant elle défend la VIe République de Mélenchon [13], la blague ! D’ailleurs, ils sont plus ou moins potes politiquement, c’est pas étonnant. Pour moi, le PIR représente la voie réformiste dans ce combat, même si leur discours peut paraître radical. Il n’y a qu’à lire leurs textes de congrès pour se rappeler leurs objectifs : construire un gouvernement décolonial. Être calife à la place du calife... Non merci !

 

Ta conclusion ?

 

Se retrouver aussi nombreux pour parler de tous ces sujets en non mixité de personnes subissant le racisme c’est déjà en soi une énorme réussite vu le contexte. Et franchement, ça fait du bien ! Les deux organisatrices ont subi un harcèlement politique et médiatique complètement délirant qu’il faut dénoncer. La preuve que ce sujet est politique dans la période et bouscule le « vieux monde ». C’était intéressant d’être à ce camp, en plus d’être une bouffée d’oxygène, de faire des chouettes rencontres, ça m’a permis de mieux comprendre la période et d’affirmer une orientation politique. Après, il reste les questions qui fâchent... Mais il ne faut pas avoir peur de les traiter dans un esprit de lutte certes mais aussi d’unité.
Rester sans alternative globale et sans une orientation révolutionnaire sur tous les aspects de la vie, c’est aller droit dans le mur. Mais le pire n’est pas obligatoire. Il faut créer une alternative révolutionnaire dans le combat antiraciste, où les travailleurs et travailleuses immigrés et leurs enfants seront au cœur de ce combat. Les communistes doivent marcher sur leurs deux jambes : combattre l’économisme dans leur rang, les préjugés racistes et militer pour l’autonomie des personnes concernées par des oppressions. C’est la seule condition pour créer l’unité de notre camp contre la bourgeoisie : cette unité ne sera possible que si nous sommes égal à égal dans la société et nos combats communs.
J’ai eu des discussions sur notre orientation maoïste, mais ça reste peu connue. Il faut rappeler notre héritage : que ce soit dans les années 70 avec le Mouvement des Travailleurs Arabes, les luttes de foyers de travailleurs, l’organisation des Ouvriers Spécialisés [14] ou aujourd’hui encore avec le travail réalisé dans l’immigration de travail, les lycées professionnels, les sans-papiers, la sous-traitance hôtelière, nous avons une ligne à défendre .
Il faut répéter sans arrêt : des lignes de partage existe entre ceux qui veulent réformer le système et ceux qui veulent tout le pouvoir pour construire une société basée sur l’égalité, la coopération et la justice. Et quand on parle de pouvoir, c’est le pouvoir et la parole aux prolétaires, dans les boîtes et les quartiers. Pas la parole et le pouvoir aux nouveaux experts politiques, universitaires et médiatiques de la lutte antiraciste.

 

Septembre 2016

[1Voir le site de l‘organisation : https://ce-decolonial.org/

[3Voir notre article « Vous avez dit racisme anti-blanc » disponible en ligne sur notre site : http://www.ocml-vp.org/article889.html

[4Sihame Assbague et Fania Noël

[5Marche contre le racisme d’État et les crimes policiers organisée à Paris en octobre 2015 par un collectif de femmes subissant le racisme, la MAFED, et à l’initiative d’Amal Bentounsi, porte parole du collectif Urgence Notre Police Assassine.

[6Il ne s’agit pas là de « taux de mélanine » mais d’un rapport social qui existe dans la société. Sur une différence biologique, la société fonctionne encore sur une hiérarchie raciste même si il a été démontré que les races biologiques n’existent pas. En fonction de notre place dans cette hiérarchie, ceux définis comme non blancs occupent une place subalterne dans la société.

[7Technique d’animation inspirée des USA et du mouvement ouvrier pour fédérer sur internet, notamment via les réseaux sociaux, et faire pression. Sihame Assbague, une des co-organisatrices du camp, utilise et popularise cette méthode en France.

[8Député PS et ancien président de SOS Racisme

[9Voir à ce sujet notre article « Même patron, même combat ? » paru dans le dossier « Racisme, marxisme et révolution » de Partisan Magazine N°3 d’octobre 2015. http://www.ocml-vp.org/mot154.html

[10Groupes politiques qui auraient une vision « racialisatrice » c’est-à-dire que ce serait eux qui créent les races sociales. Alors même que ces mêmes groupes dénoncés, pour la plupart, ne cessent de combattre le racisme.

[11Voir notre article « Que penser du Parti des Indigènes de la République ? » paru dans le dossier « Racisme, marxisme et révolution » de Partisan Magazine N°3 d’octobre 2015. http://www.ocml-vp.org/mot154.html

[12C’est une formule que nous utilisons pour désigner les réformistes organisés dans le mouvement ouvrier et populaire, comme le PCF ou le PG.

[14Voir le dossier « Racisme, marxisme et révolution » de Partisan Magazine N°3 d’octobre 2015. http://www.ocml-vp.org/mot154.html

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