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La chute du mur et l’Afrique

Le tournant des années 90

Parler de l’Afrique au singulier est extrêmement osé, s’agissant d’un immense continent, de 56 pays, aux situations très diverses et parfois opposées. Mais des évolutions globales se produisent. Et comprendre la situation de camarades de lutte, est un devoir, une nécessité.
Significativement, les trois livres utilisés ici sont des recueils traitant de pays africains successivement. Mais des contributions et des introductions donnent des aperçus d’ensemble.

ANNÉES I960 – 1970 : INDÉPENDANCES ET SOCIALISMES

Au sortir des indépendances, « l’anticolonialisme et le panafricanisme servent de trame idéologique » dominante, et « le marxisme s’affirme comme l’une des pensées influentes » (J p12). Le parti-Etat joue un rôle central, et le capitalisme d’Etat est étiqueté socialiste. Les pays désignés du même qualificatif, l’URSS, la Chine, Cuba, la Yougoslavie, apparaissent comme des alliés naturels, ou alternatifs. Même les meilleurs amis de l’ex-puissance impérialiste sont des socialistes (Senghor au Sénégal), voire d’anciens compagnons de route du parti communiste (l’ivoirien Houphouët-Boigny en 1946-50).

Cet immense quiproquo était condamné à voler en éclats. Car au-delà de l’opération réformiste de la métropole coloniale face aux luttes de libération nationale - que tout change, administrativement, nominativement, pour que rien ne change, militairement, économiquement -, une réalité nouvelle est mise en place : des relais locaux du capitalisme, encadrés formellement par des accords de coopération. Ces nouveaux promus connaissent un changement réel ; les ouvriers et les paysans, un espoir de changement futur. Une révolution a eu lieu, mais une nouvelle se prépare.

Ceux qui ne souscrivent pas à ce nouveau cadre, que l’on peut qualifier alors de néo-colonial, et qui refusent la carotte de la promotion, ont droit immédiatement au bâton. Les mesures de rétorsion sont typiquement capitalistes : d’abord économiques. La Guinée Conakry qui, seule, a voté en 1958 contre la Communauté proposée par De Gaulle, se voit infliger un embargo total. « Une guerre économique Les services secrets français vont notamment répandre de faux francs CFA pour déstabiliser la Guinée monétairement » (Wikipédia). Une préfiguration du serrage de collier financier international décidé en 1979.

ANNÉES 1980 : PLANS D’AJUSTEMENT STRUCTURELS ET ÉMEUTES

En 1979, le G7 invite la Banque Mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI) à mettre en œuvre des plans d’ajustement structurel (PAS), un ensemble de conditions posées pour le rééchelonnement de la dette des pays en développement. Le « consensus de Washington » transpose les solutions d’austérité adoptées par les pays occidentaux dans les années 1970 afin de réduire la dette et l’hyperinflation. Le Chili [de Pinochet] fut un des premiers à adopter un PAS. Au milieu des années 1990, 41 pays d’Afrique, 20 en Amérique latine, 14 en Asie et 11 en Europe sont concernés » [1].

Les deux mots clés ici sont dette et austérité. Le premier signifie que l’impérialisme libéral impose sa dictature économique, domination féroce et totalitaire habillée d’indépendance nationale et de démocratie politique : c’est la dictature des « marchés ». Le deuxième terme, « austérité », laisse deviner qui doit payer la facture en dernier ressort dans ce système d’exploitation et d’oppression.

« Dès le début des années 1980, les mouvements sociaux africains avaient opposé une vive résistance aux politiques néolibérales imposées par la BM et le FMI » (R, p251 ; M, p22).

ANNÉES 1990 : ESPOIR DÉMOCRATIQUE

Les témoins du cours des événements parlent unanimement, au sujet des années 1990, de libéralisation politique, multipartisme, liberté de la presse, liberté syndicale, ONGisation, développement accéléré du tissu associatif, etc. C’est un tournant majeur.
« En Afrique subsaharienne, la décennie des années 1990 a été marquée par une vague de démocratisation sans précédent qui trouve son origine dans quatre facteurs : 1) la chute du mur de Berlin en 1989 qui signe la fin de la guerre froide ; 2) les multiples, vigoureux et contagieux mouvements de contestation au début des années 1990 qui débouchent, dans plusieurs pays, sur l’organisation de conférences nationales souveraines (Afrique du Sud, Bénin, Comores, Congo, Ethiopie, Gabon, Mali, Niger, Tchad, Togo, Zaïre) ; 3) l’échec des politiques menées par la BM et le FMI qui a conduit ces organismes à exiger non seulement un ajustement structurel sur le plan économique, mais aussi un ajustement politique comme condition d’obtention de l’aide ; enfin,4) les pressions politiques internationales, dont le discours de La Baule constitue un illustre exemple, qui ont encouragé un engagement plus net vers la démocratisation » (R, p206).
1 et 2 : deux mouvements de luttes populaires, celui des pays de l’Est soviétique et celui des pays africains.
3 et 4 : deux politiques internationales, l’une en provenance de New-York, l’autre de Paris. Les quatre facteurs sont clairement en interaction. Les « institutions de Bretton Woods » ont le même souci que le président français, celui de prévenir un effondrement en dominos des régimes en place en Afrique, sur le modèle de l’Est européen.
« Le ministre des affaires étrangères, M. Roland Dumas, a résumé cette inflexion [du discours de La Baule] en deux phrases, d’une part, ‘’le vent de la liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud’’, d’autre part, ‘’il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement’’ » [2].

Faire des impulsions extérieures le facteur principal relèverait cependant d’une vision dominante. Comme si nous devions la suppression de l’esclavage à l’humanisme progressiste de Victor Schœlcher, ou la légalisation de l’avortement en France au seul courage de Simone Weil.
« Issa N’Diaye s’insurge contre ce qu’il appelle la ‘’théorie de La Baule » » ( ) alors que ce sont bel et bien les luttes populaires pour l’indépendance véritable et la démocratisation dans plusieurs pays qui ont été à l’origine du discours de La Baule » (M, p22).
De même, c’est à leur corps défendant que les institutions financières prônent la démocratie et la liberté. Celle du commerce, de l’investissement et du rapatriement des profits, sans l’ombre d’un doute. Mais la liberté syndicale et d’organisation politique des travailleurs doit, sans aucun doute également, être encadrée par la loi !
Il reste que prolétariat et petite bourgeoisie se jettent « avec enthousiasme » sur ces nouvelles libertés d’expression et d’organisation (M, p23).

Tout n’est pas rose pourtant dans ces années 1990. Premièrement, les PAS sont toujours d’actualité. Au milieu de la décennie, nous l’avons noté, 41 pays d’Afrique sont concernés. Les travailleurs ont donc deux fers au feu, l’économique et le politique :
« L’Afrique subsaharienne connait son printemps démocratique au tournant des années 1990 ; les générations nées après les indépendances remettent en question le monopartisme et les régimes autoritaires, ainsi que les programmes d’ajustement structurel dictés par le FMI » (J, p13).
Enfin, la décennie 1991-2000 est caractérisée par un cycle de conflits armés (J, p10). Un seul nom et une seule date suffiront pour l’évoquer : Rwanda 1994.

ANNÉES 2000 : LES LIMITES DE LA DÉMOCRATIE

« À partir de 1999, les institutions des accords de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale) intègrent les critiques qui ont été adressées aux mesures d’ajustement structurel en raison des échecs constatés, critiques qui remettent en cause la légitimité de ces institutions. Elles réorientent leurs actions vers la lutte contre la pauvreté, et passent du financement de projets ciblés à des financements budgétaires globaux. L’objectif affiché est de laisser les pays bénéficiaires décider eux-mêmes de l’allocation des fonds, et des mesures à prendre » (Wikipédia). Autrement dit, les premiers bénéficiaires des luttes prolétaires sont la bourgeoisie d’Etat et celle des ONG, à qui on fait confiance pour lutter contre la pauvreté.
A l’international également, le développement inégal de l’impérialisme a créé une situation nouvelle.
En 2001, l’adhésion de la Chine à l’OMC étant actée, celle-ci devient ouvertement impérialiste. La Russie est encore un ex, mais l’Afrique vit la transformation d’un monde bipolaire en monde multipolaire avec l’apparition de nouveaux « donateurs » : Chine donc, et Brésil, Inde, pays arabes Autant d’alternatives qui effacent en partie le « TINA » [3]. La demande accrue de matières premières provoque une hausse des prix qui allège les dettes. Les nouveaux impérialistes se présentent en simples partenaires affairistes et dénient toute prétention politique et militaire ; au moins dans un premier temps. Tous facteurs qui permettent aux bourgeoisies locales de mieux respirer. Et obligent les travailleurs à mieux protester.
Car ces évolutions ne signifient en aucune manière un affaiblissement de la domination impérialiste, au contraire :
« Entre 2000 et 2010, le taux de profit obtenu en Afrique par l’investissement direct étranger a quasiment doublé. Alors qu’il s’établit en moyenne à 4% dans les pays développés, dans certains pays du continent il peut dépasser les 100% certaines années. Durant cette période, les montants reçus en termes d’investissements directs étrangers par le continent sont similaires aux profits transférés par l’investissement direct étranger » [4].

A l’intérieur, le multipartisme n’a pas plus allégé le poids de la bourgeoisie. Et l’enthousiasme (M, p23) a fait place au désenchantement (R, p9).
« La ‘’démocratisation’’ a apporté le multipartisme et une certaine liberté de presse, mais pas le principe fondamental d’acceptation de l’alternance. ( ) Les dirigeants sont passés maîtres dans l’art de neutraliser les effets de l’ouverture démocratique tout en préservant les apparences de la compétition politique - La multiplication des coups d’Etat, des épisodes de répression meurtriers, à l’instar du massacre du stade de Conakry en septembre 2009, des assassinats ciblés d’opposants, de militants ou de journalistes, et des affrontements sanglants entre partis par milices interposées témoignent du retour (ou du maintien ?) de la violence comme mode majeur de régulation du système politique en Afrique subsaharienne » (R, p9). Une autre voie pour la défaite, plus douce mais plus lourde de démoralisation, est non pas le bâton mais la carotte :
« Les logiques à l’œuvre au sein des structures associatives sont à rapprocher de celles qui dominent au sein des partis et de l’Etat : déploiement de stratégies visant à occuper les postes les plus juteux ou mieux branchés sur les flux de financement, conflits incessants et luttes d’influence multiformes pour le leadership, constitution d’une clientèle à travers la mise en œuvre de projets et la distribution de ressources, etc. ( ) Au Mali, au Kenya, en République démocratique du Congo, bien des leaders des mobilisations démocratiques ont joué de leur aura de « militants » pour se faire une place au sommet de l’Etat. Une fois aux affaires, la majorité d’entre eux ont reproduit les tendances patrimoniales et autoritaires des régimes qu’ils avaient contribué à faire tomber » (R, p10-11). En un mot, une gauche qui soutient les luttes puis qui, au pouvoir, fait une politique de droite !
Il y a pire encore.
« La mobilisation du registre de l’ethnicité fait elle-même partie de cet arsenal de stratégies de conquête ou de maintien au pouvoir » (R, p.9). « La libéralisation politique a souvent ravivé, voire créé, des tensions identitaires ; ce qu’a tragiquement symbolisé le concept d’« ivoirité » en Côte-d’Ivoire » (M, p25 ; R, p221-227). Là aussi, les bourgeoisies nationales ont su se faire les héritières des puissances coloniales.

Finalement, « la libéralisation des régimes politiques, le passage graduel des régimes dits ‘’dictatoriaux’’ aux régimes multipartites, n’a pas débouché sur la performance constitutionnelle et la performance socio-économique attendues par les peuples » (M, p24). Mais ceux-ci ont appris les limites de la démocratie bourgeoise ; ils ont appris à être vigilants vis-à-vis de leurs ’’élus’’ au pouvoir, de leurs propres dirigeants d’organisations, et de leurs soutiens étrangers » (R, p12). « La généralisation graduelle d’une capacité critique renforcée à l’égard des pouvoirs laisse donc ouverte la possibilité de transformations sociales et politiques de fond à plus long terme » (R, p13).

ANNÉES 2010 : LES MOUVEMENTS CITOYENS

Ndongo Samba Sylla va jusqu’à écrire (en 2014 ; M, p21) : « En Afrique de l’Ouest, cette chasse aux tyrans demeure d’actualité dans un nombre limité de pays (le Burkina Faso avec Biaise Compaoré, la Gambie avec Yahya Jammeh, voir leTogo avec Faure Gnassingbé). Elle ne constitue pas le ressort principal des nombreuses formes de protestation qui émaillent la vie politique de la région. De nos jours, les mouvements sociaux dans cette partie du continent se mobilisent moins pour réclamer l’avènement de la ‘’démocratie libérale’’ que pour en dénoncer les limites et pour l’approfondir dans un sens plus démocratique. Ils prennent place dans un contexte où l’espoir initialement suscité par la ‘’démocratie des urnes’’ s’est évanoui ».
Il faut donc prendre l’expression « mouvements citoyens » dans un sens beaucoup plus large que mobilisation (para)électorale, même si le dégagisme reste un élément central de la dimension politique dans certaines circonstances, comme au Burkina Faso en 2014. En 2017, « des mutations sociopolitiques majeures sont en cours dans les sociétés africaines ». « Ces mutations se caractérisent entre autres par l’urbanisation accélérée de la plupart des pays, et l’affirmation de nouvelles catégories sociales, en l’occurrence la jeunesse urbaine et les classes moyennes » (J, p9). Stephen Smith, dans un livre dont on a dit qu’il était sur le bureau de Macron, confirme : « Une démographie galopante, une urbanisation exponentielle, toutes deux sans précédent dans l’histoire humaine » [5].
Mais « jeunesse urbaine » et « classes moyennes » sont des notions de classes bien floues. Nous pouvons aisément imaginer une masse prolétarienne aux côtés d’une minorité petite-bourgeoise. Cette dernière étant spontanément, dans un premier temps, l’avant-garde politique de la première.
« L’essor de ces nouvelles catégories sociales s’inscrit dans le sillage d’une croissance économique soutenue, portée depuis le tournant des années 2000 par la demande des pays émergents pour les matières premières africaines » (J, p9). « Entre 2008 et 2010, des manifestations et révoltes urbaines ont éclaté dans plusieurs pays africains, des régions subsahariennes (Burkina Faso, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Guinée Conakry, Sénégal), aux pays du pourtour méditerranéen (Egypte, Maroc, Tunisie). Ces convulsions sociales étaient en partie liées à la hausse des prix des biens de première nécessité (produits alimentaires, carburant, biens importés), mais surtout aux revendications d’une nouvelle gouvernance ». « Au Burkina, le printemps 2011 avait également connu une vague de contestation d’une ampleur inattendue ». « Elle résonne a posteriori comme un coup de semonce à l’endroit du président Compaoré, emporté en octobre 2014 par une insurrection populaire ». « Dans nombre de pays, les citoyens n’hésitent plus à descendre dans les rues pour réclamer des emplois, de meilleures conditions de vie. Ils suivent par ailleurs l’action des dirigeants de plus près, notamment au moyen des médias numériques » (J, p10-11).

« Les fameux ‘’dividendes de la démocratie’’, quand ils ont existé, ont pour l’essentiel atterri dans les poches du plus petit nombre. Pour un modèle de stabilité politique comme le Sénégal, il apparaît même, si l’on en juge par l’évolution du PIB par habitant, que les populations sont en moyenne aussi pauvres de nos jours qu’il y a cinquante ans ! ( ) ‘’Créez un parti qui défende les intérêts de millions de gens, pas ceux des milliardaires’’ (Build a party that stands for Millions, not for billionaires) : ce slogan exhibé à Lagos en 2012 lors d’une manifestation de conducteurs de moto nigérians est l’une des formulations les plus synthétiques et les plus expressives des revendications contemporaines de la région » (M, p30).
Laissons à Ndongo Samba Sylla le soin de conclure : « Si les revendications des mouvements sociaux portent de plus en plus sur les questions socio-économiques, elles ne s’inscrivent cependant pas dans le cadre plus large d’un projet visant à attaquer à la racine les déconnexions créées par l’ordre politico-économique existant et à aller au-delà. Dans le cas des pays ‘’post-conflit’’ en particulier, le sentiment ‘’révolutionnaire’’ semble être émoussé par la mémoire fraiche d’un passé douloureux : la priorité est de réintégrer le plus rapidement possible la ‘’normalité constitutionnelle’’.
« Les mouvements sociaux qui cherchent à démocratiser les régimes politiques existants tendent à occulter l’aspect économique du problème, tandis que ceux qui résistent aux nombreuses formes de dépossessions socio-économiques induites par le modèle néolibéral d’accumulation tendent à chercher des solutions qui laissent intacts - ou qui ne remettent pas en question - les systèmes politiques existants » (M, p47).

Finalement, voilà beaucoup de points communs avec les travailleurs en France. Déçus de la « gauche » et de la « démocratie », fonctionnant surtout à la lutte immédiate, avec des accès de dégagisme en période électorale présidentielle ; sans parti prolétarien reconnu ni programme révolutionnaire guidant toutes les luttes et activités.
Toutes les conditions sont réunies pour aller de l’avant !

[2La politique africaine de la France, par M. Josselin de Rohan, Session ordinaire du Sénat, 28 février 2011

[3TINA : There Is No Alternative, acronyme attribué à Margaret Thatcher pour justifier les Plans d’Ajustement Structurels de 1991

[4Les mouvements sociaux..., p30

[5La ruée vers l’Europe, Stephen Smith, Grasset 2018, p. 61

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