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Tsipras en Grèce : la démocratie soumise au capital

Partisan Magazine N°19 - Mai 2022

Ce n’est pas si vieux que ça : 2015, Tsipras et son parti Syriza qui gagnent les élections en Grèce. Pourquoi il faut s’en souvenir ? Parce Syriza, c’était la gauche de la gauche et l’extrême-gauche, les déçus du PS et du PC. Imaginez la France Insoumise et le NPA au pouvoir. Eh bien, souvenez-vous de 2015, c’était la réalité, en Grèce. Vous vous souvenez de ce que ça a donné, comment ça s’est terminé ?

D’abord, les raisons du succès

Syriza est l’acronyme de Synapismos Rizospastikis Aristeras, alliance de la gauche radicale. Synapismos était déjà le nom d’un courant au sein du PC grec, qui visait à remplacer l’addition d’un nationalisme anti-européen et d’une fidélité formelle à la notion de dictature du prolétariat, par un eurocommunisme et un mélange de luttes et de votes. Son secrétaire, Alexis Tsipras, a fait preuve de qualités de rassembleur dès sa jeunesse, comme militant lycéen et étudiant. La démarche de « coalition » fut donc le moteur initial de Syriza, face à un PC figé et sectaire, et elle le restera.

L’adjectif « radical » est justifié si on considère le soutien aux luttes et pas seulement aux luttes légales. Syriza, par exemple, constituée en 2002, est le seul parti qui soutient la révolte des jeunes en 2008. Syriza est pourtant purement démocrate, plus précisément sociale-démocrate. Et c’est bien ainsi que VP caractérise Syriza dans ses articles de 2015 [1]. Le débouché politique passe par les urnes. De 4,6% aux élections de 2009, Syriza passe à 16,8% en mai 2012, puis à 26,9% un mois après, devenant le premier parti politique du pays. Quelles sont les raisons de ce succès ? En gros, la crise économique et la crise politique.

La crise économique est celle de 2008. La crise politique est celle du Pasok, le parti socialiste au pouvoir en 2009, et dont le bilan « social » est intégralement négatif. C’est ainsi qu’aux élections de janvier 2015, Syriza frôle la majorité absolue, avec 149 députés sur 300. En s’alliant à un petit parti nationaliste de droite, la « gauche radicale » peut gouverner !

Qui est dans cette « alliance radicale » ? Qui sont les membres de Syriza ? Une petite vingtaine de partis et organisations, dont trois organisations trotskistes, trois à dimension écologiste, un parti maoïste, le KOE, organisation communiste de Grèce, un parti marxiste-léniniste, le KEDA, une demi-douzaine de partis démocrates et radicaux, patriotes et socialistes, etc. Bref, « l’extrême-gauche » au gouvernement. Et alors ?

Le mur de la dette

Le programme de Syriza comprend un bon catalogue d’améliorations pour les travailleurs, mais le premier point de ce programme apparait comme une condition préalable, c’est la renégociation de la dette de l’Etat, qui s’élève à 177% du PIB. Or la première réaction (c’est le mot) de la « Troïka », c’est de mettre sous le nez du nouveau gouvernement un petit échéancier de remboursements réguliers au FMI, de mars à décembre, pour un total de 8,53 milliards d’euros, et deux remboursements à la BCE en juillet et en août, pour 6,65 milliards. Total : 15,19 milliards. Tout défaut de paiement entraine une conséquence immédiate, la fermeture des banques du pays, autrement dit la paralysie totale de l’économie.

« Troïka » est un mot russe qui désigne un attelage de trois chevaux. Dans cet attelage économique qui met le couteau sous la gorge du gouvernement grec, genre gangster, « tu me rembourses immédiatement, sinon… », deux chevaux sont européens. La BCE, banque centrale européenne, est présidée par Mario Draghi. La Commission européenne, le gouvernement de l’Europe, est dirigée à l’époque par Pierre Moscovici. Le troisième cheval est une institution mondiale, le FMI, dirigée par Christine Lagarde. Comme le duo FMI-Banque mondiale en Afrique ou ailleurs, cette Troïka accorde des prêts à condition que soit signé un MoU, memory of understanding, en français un protocole d’entente, équivalent des PAS du FMI, plans d’ajustement structurel, dans lequel sont précisées les sources prévues de liquidités : augmentations des taxes et impôts, baisse des salaires, en particulier indirects (avantages sociaux), réduction du nombre de fonctionnaires, privatisations de services publics…

Syriza, au contraire, veut étaler la dette pour permettre au pays de respirer, et accompagner cette opération par des mesures sociales d’urgence, conformément au programme qui l’a portée au pouvoir. Celui qui va mener les négociations avec la Troïka est Yanis Varoufakis, un professeur d’économie qui n’a jamais adhéré à Syriza et qui est d’opinion libertaire. Il a été nommé ministre de l’économie et des finances. Il raconte ses six mois d’aventure de février à juillet 2015 dans un livre de 530 pages, assez passionnant [2]. On y rencontre non seulement les illusions d’un libertaire qui confond liberté et démocratie bourgeoise, mais aussi des grands de ce monde, les rouages de l’Europe, et plus largement, le fonctionnement du pouvoir capitaliste.

Où est le pouvoir ?

Le Parlement européen, il n’en est absolument pas question. La Commission européenne, elle, un des trois chevaux de la Troïka, est le gouvernement de l’Europe, mais elle est flanquée de deux institutions financières, le FMI et la BCE. Et l’instance décisionnelle, à laquelle aura affaire Varoufakis, est en fait, et tout-à-fait officiellement, un organe informel, c’est l’Eurogroupe. A l’origine réunion mensuelle des ministres des finances des 19 pays de la zone euro (alors que l’UE a 27 membres), elle accorde deux sièges de poids à la BCE et à la Commission. Alors que les négociations sont au plus chaud, l’Eurogroupe décide de se réunir à propos de la Grèce sans la présence du ministre grec. Varoufakis pose la question : « Le Président de l’Eurogroupe a-t-il le droit… ? ». Voici la réponse qu’il obtient : « L’Eurogroupe n’a pas d’existence légale, dans la mesure où il ne relève d’aucun traité de l’Union. C’est un groupe informel… Il n’existe donc pas de règles écrites sur ses procédures que son président serait tenu de respecter. » C’est comme ça que ça se passe au sommet !

Ce n’est pas tout. Varoufakis discute individuellement avec chacune de ces grosses têtes. Il est très étonné par le fait que tous ces personnages, y compris l’inflexible ministre allemand des finances, Wolgang Shaüble, ont un double langage. En tête-à-tête, tous reconnaissent qu’asphyxier un pays et lui demander de travailler pour rembourser, ça ne peut pas marcher. Mais en réunion officielle, c’est ce qu’ils défendent. Car ils sont alors dans leurs rôles. Ce sont des « chargés de mission » (pp. 11, 20). Alors, qui les a missionnés ? Les lois éternelles du Capital ? A quoi sert la « démocratie », sinon de décor, de camouflage. A faire en sorte que la classe dominante capitaliste puisse faire croire qu’elle est la représentante du peuple ?

C’est une question de domination

Un autre constat de Varoufakis, c’est qu’en réalité les dominants n’ont pas besoin des sommes exigées. C’est ce qu’explique, fin juin 2015, l’économiste prix Nobel Joseph Stiglitz, dans un article intitulé « L’attaque de l’Europe contre la démocratie grecque » : « Les dirigeants européens commencent enfin à révéler la vraie nature du débat sur la dette, et la réponse n’est pas plaisante : il s’agit de pouvoir et de démocratie, bien plus que de monnaie et d’économie. […] Soyons clairs : la Grèce n’a profité de presque aucune des sommes qui lui ont été prêtées. Elles ont servi à rembourser les créanciers du secteur privé – dont les banques allemandes et françaises. La Grèce a obtenu guère mieux que des miettes, mais a payé un énorme prix pour préserver les systèmes bancaires de ces pays. Le FMI et les autres créanciers « officiels » n’ont pas besoin de l’argent qui est demandé. Dans un schéma de commerce classique, l’argent qu’ils récupèrent serait probablement prêté à nouveau à la Grèce. […] Ce que l’on voit aujourd’hui… est l’antithèse de la démocratie : de nombreux européens veulent voir la fin du gouvernement de gauche mené par Alexis Tsipras » [3].

Ce n’est pas une question de milliards, c’est une question de principe. Et le principe est simple : on n’est pas là pour respecter des votes, encore moins pour améliorer la situation des travailleurs, on est là pour gérer le Capital. Un gouvernement qui n’a pas compris ça doit être laminé, c’est tout. Et vous remarquez au passage la division impérialiste à l’intérieur même de l’Europe. Ceux qu’il importe de servir, ce sont les banques françaises et allemandes.

Que reste-t-il de la « démocratie » ?

Constatant l’échec des négociations avec la Troïka, Syriza décide d’organiser un référendum, qui a lieu le 5 juillet 2015. Le résultat est net : 61,31% contre les propositions de l’Union européenne, 39,69% pour.

La France, en la personne de François Hollande, s’était prononcé pour (le 2 juillet) : « Si le oui l’emporte, la négociation peut très facilement s’engager. Si c’est le non, on rentre dans une forme d’inconnu ».

Le non l’a emporté. Alors on fait comme lors du référendum européen de 2005 : on s’assoit sur le résultat ! Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, déclare : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette formule sera qualifiée de « théorème de Juncker » par Serge Halimi dans le Monde diplomatique. Wolgang Schaüble est encore plus clair : « Des élections ne sauraient changer une politique économique » [4]. Cette phrase mérite d’être encadrée.

Voilà donc ce que l’on pense, ce que l’on dit entre soi, et ce que l’on met en œuvre, dans les plus hautes instances. Les élections ne peuvent en aucun cas servir à améliorer le sort des travailleurs. La démocratie est une chose, le pouvoir réel en est une autre. C’est l’économie qui commande.

Le moins pire…

Au lendemain du référendum, coup de théatre. Conscient qu’il est incapable de diriger une guerre économique et sociale, Tsipras signe avec la Troïka. Varoufakis démissionne de son poste de ministre. Et les travailleurs grecs se résignent progressivement au « moins pire ». Le référendum n’a servi à rien. Ce dénouement lamentable est bien résumé par la philosophe Christiane Vallaire [5] :

« Beaucoup de Grecs, qui n’étaient nullement des militants, s’étaient mobilisés, sur l’injonction de Syriza, pour répondre « non » au référendum, c’est-à-dire non aux injonctions de la troïka des banques, refusant ainsi clairement les politiques dites « d’austérité » (c’est-à-dire de sabordage des acquis sociaux) auxquelles on prétendait les soumettre. Et ce « non » avait obtenu plus de soixante pour cent des voix. La volte-face d’un pouvoir politique réputé de gauche, ne faisant pas suite à ce soutien et ne respectant pas son propre engagement, a totalement désorienté aussi bien les militants que ceux qui ne l’étaient pas, et s’étaient pourtant lancés dans la bataille. Et une telle perversion est beaucoup plus égarante que la violence de la droite. Des militants dans l’âme (les ouvriers de l’usine Viome, par exemple) tentaient de ne pas s’opposer de front à ce pouvoir qui les avait trahis, mais dont ils savaient que ses décisions seraient encore un moindre mal par rapport à celles d’un pouvoir de droite. Et ce chantage-là – celui du « moindre mal » – constitue actuellement la norme des régimes prétendument démocratiques. »

Les tanks et les banques

Vous vous souvenez des deux grands reproches que Marx a fait à la Commune de Paris : il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles ; mais aussi : il fallait s’emparer de la Banque de France. Quand on pense « révolution », on pense aux fusils des ouvriers et aux tanks de la bourgeoisie. On ajoute au grand changement une dimension militaire. Mais on oublie un peu vite la dimension économique.

Voyez comment les impérialistes occidentaux ripostent aujourd’hui à l’agression militaire de l’impérialisme russe : par une contre-agression économique. La Russie est coupée (en partie) du système interbancaire Swift, ses avoirs à l’étranger sont gelés, etc. Les Occidentaux, USA en tête et France juste derrière, se livrent régulièrement à des agressions militaires dans le monde, mais aussi à des agressions économiques. Contre Cuba, la Venezuela, l’Iran, la Corée du Nord, et contre tous ceux qui commercent avec eux. « En 1997, l’équivalent de la moitié de la population mondiale vit sous sanctions américaines » [6].

La victoire de l’extrême-gauche en Grèce en 2015 n’a pas été anéantie par le déploiement des tanks dans les rues (comme en Hongrie en 1956, au Chili en 1973, en Chine en 1989, et en Grèce même en 1967), mais par une simple menace d’embargo international.

Et en réalité, un vrai changement commence par un coup d’Etat ouvrier économique, par l’occupation illégale et organisée de toutes les entreprises. En réalité, un vrai changement aura aussi une dimension internationale.

Oui, souvenons-nous de Tsipras et de Syriza !


Impossible en France ?

Vous n’avez pas oublié le « tournant de la rigueur » de mars 1983, avec cinq ministres au gouvernement. Mais vous n’avez peut-être pas enregistré ce pré-tournant de juin 1982, un an seulement après la « victoire » de mai 1981 :

« Le 9 juin 1982, le Président Mitterrand annonce dans une conférence de presse qu’il est nécessaire de faire une pause dans les réformes afin de les « digérer » et de stabiliser la situation budgétaire, qui a connu des bouleversements rapides du fait de l’augmentation rapide des dépenses publiques. Il impose alors des mesures de blocage des prix et des salaires, une augmentation de 0,5 point de la cotisation salariale de l’assurance chômage, une contribution de solidarité de 1 % de la part des fonctionnaires pour remplir les caisses de l’Unedic, et une augmentation d’1 % du taux de cotisation retraite. Il s’agit d’une première politique de rigueur non-annoncée comme telle. » [7]

François Hollande, lui, n’a eu aucun virage à effectuer. Sa déclaration du 22 janvier 2012, « Mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance », n’était qu’une grande phrase de campagne électorale.

[1Taper Syriza dans le moteur de recherche de ocml-vp.org. Lire également les deux interviews du KKE(ml).

[2Conversations entre adultes, de Yanis Varoufakis, Ed. Les Liens qui Libèrent, 2017, page 505.

[4Varoufakis, p. 241.

[6Le Monde diplomatique, mars 2022, page 22.

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