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L’oppression des femmes : depuis quand ?
Dans une brochure datée de janvier 2016, Lutte Ouvrière affirme : « Les inégalités entre les hommes et les femmes (…) sont apparues tardivement dans la longue histoire de l’humanité comme les conséquences de la propriété privée, une nouveauté dans l’organisation des sociétés primitives. » Voilà de quoi faire halluciner ceux qui ont lu, en particulier, « Le communisme primitif… Aux origines de l’oppression des femmes » de Christophe Darmangeat, docteur en économie et chercheur en anthropologie sociale. Mais ce dernier, de notre point de vue, n’est pas lui-même à l’abri de toute critique.
Ce numéro de Partisan Magazine est l’occasion d’en débattre.
LO : « Inégalités apparues tardivement »
La brochure de LO, « Les combats pour l’émancipation des femmes et le mouvement ouvrier – Exposé du cercle Léon Trotski », est datée du 8 janvier 2016. Il faut ici en citer un large extrait, pour deux raisons. D’abord ne pas caricaturer le point de vue exprimé. Mais aussi parce que ce point de vue est un exemplaire parfait de ce « dogme » que la « vulgate stalinienne… figea dans le marbre » [1].
« Les idées révolutionnaires de Marx et Engels sur la famille et la place de la femme dans la société se trouvent dans un livre publié en 1884 qui s’intitule L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.
Cet ouvrage… affirme que, comme tout corps social, la famille a une histoire. Celle-ci commence à un certain stade de développement de la société, il y a seulement dix mille ans, lorsque des groupes de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisés pour pratiquer l’agriculture et l’élevage. Cette révolution permet l’apparition d’un excédent non consommé, un surplus accaparé par une minorité. C’est la naissance de la propriété privée. Et avec elle se pose le problème de sa transmission à la descendance. Car le seul moyen d’être certain de sa descendance, quand on est un homme, c’est de codifier des relations sexuelles exclusives pour les femmes. C’est de s’approprier le ventre qui porte l’enfant à naître. Autrement dit, la propriété privée des moyens de production inclut également la propriété privée des moyens de reproduction que sont les femmes…
Engels… écrit : « le renversement du droit maternel fut la grande défaite historique du sexe féminin. »… En raisonnant à l’échelle de toute la société, sans se laisser enfermer dans telle ou telle particularité, Engels dresse une perspective politique pour les femmes comme pour l’ensemble des exploités et des opprimés.
Et c’est avec cette même analyse que nous abordons, nous, Lutte ouvrière, aujourd’hui encore, la question de l’oppression des femmes, avec cette conviction profonde que leur oppression ne pourra disparaître qu’avec la fin de la propriété privée et que la seule classe sociale capable de s’attaquer au fondement de la puissance capitaliste, est la classe ouvrière » [2].
Nous partageons évidemment un certain nombre de constats avec LO (comme avec Engels !) ; le fait que la famille, comme la propriété privée et l’Etat, ont eu un commencement et auront une fin ; que la classe ouvrière joue le rôle-clé dans le renversement du capitalisme ; que l’oppression des femmes « ne pourra disparaître qu’avec la fin de la propriété privée », etc. La question est la suivante : cette suppression de la propriété privée est certes nécessaire, mais est-elle suffisante ?
Cette question renvoie au mécanisme des origines. Si, comme il est expliqué, « la propriété privée des moyens de reproduction que sont les femmes » est née de la nécessité d’assurer la transmission à la descendance du surplus créé par l’agriculture et l’élevage, alors supprimez la cause et vous supprimez le mal. Plus de « surplus accaparé par une minorité », plus de femmes opprimées. Comme dans la formule, un peu rapide, du Manifeste au sujet d’un autre domaine d’exploitation et d’oppression, l’impérialisme : « A mesure qu’est abolie l’exploitation de l’homme par l’homme, est abolie également l’exploitation d’une nation par une autre nation ».
C’est exact, mais ce n’est pas automatique. En termes philosophiques, même si un élément est principal (l’oppression de classe), l’élément secondaire a une autonomie relative (et secondaire signifiant aussi principal pour certains). En langage de Mao, la résolution des contradictions avec l’ennemi n’induit pas mécaniquement la résolution des contradictions au sein du peuple. Ou encore, vaincre la bourgeoisie ne mettra pas fin mécaniquement au racisme ou au sexisme.
Mais surtout, affirmer que l’oppression des femmes est née il y a environ dix mille ans, comme conséquence de l’apparition de la propriété privée, est tout simplement faux. Contraire aux faits. C’est ce que s’est attaché à démontrer Christophe Darmangeat.
Darmangeat : Le communisme primitif
Sur le modèle « Trotski a écrit dans les années 1930 »… « et c’est avec cette même analyse que nous abordons, nous, Lutte ouvrière, aujourd’hui encore… », LO en reste donc, sur l’oppression des femmes, à un point de vue exprimé en 1884. Darmangeat montre pourquoi cette attitude est plus dogmatique que marxiste. La première édition de son « communisme primitif » datant de 2009, près de sept ans avant la brochure de LO, c’est celle-ci qui peut apparaître comme une réponse à Darmangeat en forme de déni.
Dès la première phrase de son introduction, Darmangeat rappelle le sous-titre de L’Origine de la famille : « A propos des recherches de L.H. Morgan ». « Aux yeux de Marx et Engels », écrit-il, « les travaux de Morgan (…) apparaissaient comme une confirmation éclatante de la théorie du matérialisme historique ». Mais ce chercheur était un pionnier ; à cette époque « on ignorait à peu près tout » de la préhistoire [3].
Près de 130 ans plus tard, on n’a pas une ou quelques études ethnographiques sur les sociétés sans classes et sans Etat, mais des milliers. Et en les confrontant aux données archéologiques, il est possible de se livrer à un certain nombre de constats et de solides hypothèses. Voici donc comment Darmangeat présente le contenu de son ouvrage [4] :
Au sens propre, le « matriarcat » n’a donc jamais été observé nulle part (chap. III). En revanche, les sociétés primitives ont livré de très nombreux exemples où, sur la base d’une économie de type « communiste domestique », s’était édifiée une domination masculine parfois très prononcée (chap. IV). Ces observations impliquent de remettre en cause de nombreux éléments du raisonnement d’Engels, tout en continuant à rechercher du côté des structures économiques (chap. V), la clé de l’énigme se trouvant dans les modalités de la division sexuelle du travail (chap. VI). Celle-ci explique la position politique dominante détenue par le sexe masculin. Elle explique également la manière dont l’apparition et le développement des inégalités économiques ont pu influer sur la situation sociale des femmes (chap. VII).
Ce résumé du livre mérite deux remarques. Le mot « matriarcat » est entre guillemets, car sa définition est extrêmement variable. Elle va d’un système d’oppression, envers du patriarcat, à une prééminence assurant simplement une égalité des sexes, la matrilinéarité pouvant alors avoir été survalorisée, n’étant pourtant qu’un système de filiation et d’organisation des clans. Engels parle de « droit maternel » (voir ci-dessus la citation de la brochure de LO).
En tout cas, le constat est clair : la domination masculine, même si elle est « très variable d’une société à l’autre », remonte aux origines de l’humanité, et elle est étonnamment universelle dans les « fonctions politiques et militaires » [5] : monopole de la chasse au gros gibier, de l’utilisation des armes, de la guerre, de la politique intérieure et extérieure.
Deuxième remarque. Il faut, écrit Darmangeat, « chercher l’explication du côté des structures économiques », du côté du « travail » et des « modalités » de sa division sociale. « Morgan et Engels avaient vu juste en cherchant du côté de l’économie une clé essentielle » [6]. Mais être matérialiste marxiste, est-ce vraiment tout expliquer par le mode de production ?
Et le mode de reproduction ?
Posons d’abord que, dans l’esprit des « jeunes » Marx et Engels, l’idée de contradictions sociales au sein d’une économie primitive était loin d’être absente. Soit ce texte, écrit près de 40 ans avant L’Origine de la famille, L’Idéologie allemande, premier exposé de leur conception matérialiste historique [7] :
« La première forme de la propriété est la propriété de la tribu (…) A ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une extension de la division du travail naturelle telle que l’offre la famille : chefs de la tribu patriarcale avec, au-dessous d’eux, les membres de la tribu et enfin les esclaves. L’esclavage latent dans la famille ne se développe que peu à peu avec l’accroissement de la population et des besoins, et aussi avec l’extension des relations extérieures, de la guerre tout autant que du troc ».
Patriarcat, esclavage, guerres ! Et pas encore de propriété privée…
Posons, à l’aide de ce même texte, une deuxième pierre « marxiste » [8] :
« Les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir « faire l’histoire ». Mais, pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. (…) Les hommes qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d’autres hommes, à se reproduire ; c’est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c’est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite subalterne (…). Produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d’autrui en procréant, nous apparait donc dès maintenant comme un rapport double : d’une part, comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social. (…) Ainsi se développe la division du travail qui n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel, puis devint la division du travail qui se fait d’elle-même ou « par nature » en vertu des dispositions naturelles (vigueur corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc. »
Darmangeat ne peut pas ne pas effleurer cette double base concrète de l’humanité, la production et la reproduction, la survie de l’individu et la survie de l’espèce. Mais il ne fait pas de cette dernière un domaine à part entière et une base première. Tout au plus un élément mineur, une simple « impulsion initiale » [9], comme un facteur extérieur qui fait basculer la structure sociale essentielle, la division du travail, aux dépens des femmes. Ce point de vue confond base économique et base matérielle. Il est économiste au sens politiquement péjoratif du terme.
Pourtant, Marx et Engels affirmaient dès 1845 que le mode de reproduction est la première base matérielle de toute division sociale. La lutte contre la discrimination sexuelle est donc la mère historique de toutes les batailles contre l’oppression. Le mode de reproduction inclut la sexualité, la maternité, l’éducation, etc.
Le rôle évident et primordial de la femme dans la survie de l’espèce a provoqué le renforcement d’un contradictoire, le rôle primordial de l’homme dans la chasse, la guerre, la politique, et l’économie. L’une ayant le monopole exorbitant du don de la vie, l’autre absolutise son monopole du don de la mort, jusqu’à en faire l’instrument exorbitant de sa domination.
C’est cette dialectique primitive que Darmangeat aborde mais s’interdit d’étudier « en continuant à chercher du côté des structures économiques » et non de la base matérielle en général.
Le combat actuel
Darmangeat remarque en passant [10] : « Ce qui frappe au premier abord dans ce débat sur un passé pourtant lointain, c’est que celui-ci a toujours été largement perçu au travers du prisme de son implication supposée vis-à-vis du combat actuel pour l’égalité ». C’est juste.
Pour LO, il s’agit de faire en sorte que les femmes participent pleinement à la lutte des classes « sans se laisser enfermer dans telle ou telle particularité » [11]. Une particularité trop féministe, par exemple.
Darmangeat montre l’importance et l’antériorité de l’oppression patriarcale. Mais au lieu d’aboutir à une articulation du combat de classe et du combat de genre, il s’acharne à chercher dans la reproduction économique des individus l’explication des contradictions de la reproduction sexuée de l’espèce. Comme s’il restait finalement prisonnier lui aussi d’un certain économisme après l’avoir abondamment combattu.
Dès leurs premières formulations du matérialisme historique, Marx et Engels avaient pourtant ouvert plus largement les portes sur la réalité humaine.
Nous avons soumis le projet d’article ci-dessus à Christophe Darmangeat, qui a nous a fait les commentaires suivants, précisant : « Vous ferez ce que vous voulez de ces quelques lignes ». Merci à lui.
Ce n’est pas tout à fait la première fois que l’on adresse une telle critique à l’égard de mon bouquin. Je répondrais simplement : illustrez, exemples à l’appui, ce qu’est un "mode de reproduction" ; dites-moi quels types, quelles occurrences vous identifiez dans l’histoire ; et montrez-moi en quoi ces "modes de reproduction" identifiés éclairent les faits, et alors je me rallierai avec enthousiasme à votre point de vue. Mais jusqu’à présent, de tous ceux qui m’ont parlé de ces fameux "modes de reproduction" (et m’ont reproché de ne pas en tenir compte), aucun ne m’a jamais dit un peu plus concrètement de quoi il retournait, combien il était censé en avoir existé, quand et où.
Rien que chez les chasseurs-cueilleurs mobiles et égalitaires (et qui relèvent donc, a priori, d’un même mode de production), on a vu des systèmes familiaux polygames (à l’extrême) et des systèmes monogames ; des tribus à très forte domination masculine, d’autres où elle était si ténue qu’elle était virtuellement absente ; des systèmes avec des modes de filiation très définis (certains patrilinéaires, d’autres matrilinéaires), et d’autres à filiation cognatique (c’est-à-dire, sans groupes de parenté constitués). Alors, que l’on me dise, pour commencer, quel est le "mode de reproduction" des chasseurs-cueilleurs mobiles, et je croirai peut-être que ce "mode de reproduction" explique les faits sociaux.
En fait, cette innovation théorique (qui n’existe pas en tant que telle, sauf erreur, chez Marx et Engels) a été introduite suite à la fameuse phrase de ce dernier sur la "production et la reproduction de la vie sociale". Mais cette formule elle-même n’était là que pour rabouter tant bien que mal les constructions intellectuelles de Morgan sur l’histoire présumée de la famille, et le matérialisme historique. Si le premier terme, comme la suite l’a prouvé, s’effondre, que reste-t-il de tout cela ?
Quant à dire que Marx et Engels avaient ouvert une grande perspective théorique en disant en 1845 que la division du travail pour la reproduction est la première de toutes, c’est quand même un peu cracher en l’air et croire qu’il pleut. Une fois qu’on a dit cela, on n’est quand même pas beaucoup plus avancé - ce serait idiot de le reprocher à Marx, qui ne pouvait pas dire grand chose de plus, mais on n’est pas obligé de croire que cette phrase recèlerait une grande découverte... De même, écrire que "La lutte contre la discrimination sexuelle est donc la mère historique de toutes les batailles contre l’oppression", il me semble que là aussi, c’est assez ronflant, mais factuellement faux. La lutte contre la discrimination sexuelle, sauf erreur de ma part, n’est pas plus ancienne que le capitalisme lui-même (ou alors, qu’on me cite un exemple) - voilà donc une "mère" qui serait née des millénaires après ses différentes "filles".
Pour finir, mon bouquin n’avait pas pour objectif de préciser, ou modifier, le programme communiste sur l’émancipation des femmes, mais de rectifier un point que l’on peut dire "scientifique". Et si l’on me dit que j’ai raté quelque chose pour l’un comme pour l’autre, je veux bien qu’on n’en reste pas à une formule générale, mais qu’on me dise quoi précisément !
Désolé si le ton de ce message semble un peu sec, ce n’est pas du tout le but, mais l’écrit est toujours un peu brutal et je n’ai pas le temps de peaufiner. Il va de soi que toute discussion fraternelle et loyale est la bienvenue, et que je vous remercie de l’écho que vous donnez à mes travaux !
Que lisons-nous dans cette réponse de Darmangeat ?
– 1. Nous percevons un certain agacement, et nous apprenons que la critique qui lui est faite n’est pas nouvelle. A priori, voilà un indice que nous avons visé juste !
– 2. Nous notons que Darmangeat n’évoque pas l’essentiel de l’article, la critique de L.O. C’est pourtant une appréciation positive de son travail : une sérieuse réévaluation de L’Origine de la famille de Engels, et une remise en cause d’un féminisme communiste dogmatique. Il se défend même de toute démarche politique, son objectif n’étant pas de « préciser ou modifier le programme communiste sur l’émancipation des femmes ». Étonnant. C’est justement ce que nous avions apprécié chez lui !
– 3. Qu’est-ce qu’un « mode de reproduction », nous demande-t-il. Et en bon scientifique, il ajoute : donnez des exemples, alignez des faits. Quel est, ainsi, « le » mode de reproduction des chasseurs-cueilleurs ? Il s’appuie sur la diversité des systèmes familiaux (monogamie et autres) et sur celle des modes de filiation (patrilinéarité ou pas) pour suggérer une grande diversité des modes de reproduction. Or la démarche scientifique ne consiste pas à se retrancher derrière la diversité des faits pour conclure à l’impossibilité du concept…
Mais il note au passage une « domination masculine » qui est de « très forte » à extrêmement « ténue », et qui s’avère donc universelle. Ce seul élément, caractéristique du « mode de reproduction », voire des relations sociales en général dans les sociétés archaïques, nous suffit pour l’instant, comme caractéristique d’UN mode de reproduction.
– 4. Darmangeat nous demande ensuite de ne pas accorder à deux petites phrases de Marx et Engels l’importance qu’elles n’ont pas. Celle d’Engels sur « la production et la reproduction de la vie sociale… n’était là que pour rabouter tant bien que mal [au matérialisme historique] les constructions intellectuelles de Morgan sur l’histoire présumée de la famille ». Ces constructions intellectuelles s’étant effondrées, « que reste-t-il ? ». Il reste la famille ! – ou la « horde primitive », la tribu, les « liens du sang », la « production » des enfants et leur éducation, la relation hommes-femmes, etc. En un mot, ce n’est pas parce qu’une hypothèse scientifique s’effondre que l’objet de l’étude n’existe plus !
Dans la préface de L’origine de la famille de 1884, Engels résume en un long paragraphe – et non en une petite phrase – l’articulation « selon la conception matérialiste » de « deux sortes de production », « d’une part la production de moyens d’existence », « d’autre part la production des hommes eux-mêmes, la propagation de l’espèce ». Or ces termes évoquent immédiatement ceux de l’Idéologie allemande, rédigée en 1845. Des années 1840 aux années 1880, c’est bien la continuité d’une pensée sur toute une vie.
– 5. Enfin, Darmangeat rejette comme « factuellement fausse » la phrase « ronflante » affirmant que « la lutte contre la discrimination sexuelle est la mère historique de toutes les batailles contre l’oppression ». Il faut, cette fois, lui donner raison. Et enlever le mot lutte. Car, comme l’écrit Marx à propos des prolétaires, « il s’écoule toujours une longue période avant que ces individus puissent s’unir ». Il parle des prolétaires « modernes » et de la société bourgeoise. C’est d’abord l’isolement, la soumission, la conception idéologique d’un ordre naturel et immuable. Puis, après une « longue période » et des résistances individuelles, c’est une prise de conscience, une union, un sentiment collectif, et la certitude que la situation peut et doit changer.
La lutte n’est pas primitive, c’est vrai. Reste que la discrimination sexuelle est bien la mère historique de toutes les oppressions. Et que Darmangeat, par ses travaux, nous aide dans cette prise de conscience.
– 6. « La division du travail n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel », affirmait Marx dans le passage cité ci-dessus. Cette affirmation est à prendre au sens large, car « faire un enfant, cela prend du temps », nous rappelait Françoise Héritier : « la grossesse, l’allaitement, qui dure parfois jusqu’à 5 ans » [12]. C’est cette division du travail qui induit le fait que parmi les chasseurs-cueilleurs, les uns sont plutôt chasseurs et les autres plutôt cueilleuses. « La viande… représente tout juste 20% de la nourriture du groupe… Les femmes… procurent ainsi 80% des denrées » [13]. Mais l’économie n’est pas le lieu de la division première. Elle est déjà une conséquence.
Et pourquoi alors l’infériorisation des femmes, leur appropriation par les hommes, avec toutes les idéologies correspondantes ? La mère de toutes les discriminations est en même temps un pas décisif dans l’humanisation, avec le tabou de l’inceste, l’échange entre tribus… Lisez « La plus belle histoire des femmes », première partie !
[1] Darmangeat, op. cit., p. 17.
[2] Brochure LO citée, p. 6 et 7.
[3] Darmangeat, p. 15.
[4] P. 22.
[5] P. 195.
[6] P. 171.
[7] Marx et Engels, Œuvres choisies, t. 1, p. 16.
[8] Marx et Engels, ibid. p. 25-7, p. 29.
[9] P. 233.
[10] P. 45.
[11] Brochure LO, p. 7.
[12] La plus belle histoire des femmes, Seuil, 2014, p. 32.
[13] Ibid. p. 30.
