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Il y a 50 ans, les Juifs pendant la Guerre d’Espagne

Partisan N°15 - Novembre 1986

En Février 36, le Front Populaire remporte les élections en Espagne. En juillet éclate la conjuration militaire.
Un trait marquant de la guerre civile sera la participation de milliers (40 à 50 000) de volontaires étrangers, venus combattre le fascisme au côté du mouvement progressiste espagnol.
Parmi eux de nombreux Juifs, pour la plupart répartis dans les différentes brigades. Seule une compagnie strictement juive fut constituée dans le cours de la guerre, pour symboliser leur présence, la Cie Botwin.
Les passages ci-après sont extraits d’un livre "Le Yiddishland révolutionnaire", de Alain Brossat et Sylvia Klingberg, aux Editions Balland. Ils montrent que ces volontaires juifs étaient avant tout des militants ouvriers communistes, répondant à l’appel des PC. Ce qui est frappant, c’est l’importance de leur mobilisation (5 000 environ). Venus de nombreux pays, non seulement d’Europe mais aussi de Palestine, des USA, d’Argentine..., ils répondent à une double motivation, révolutionnaire et anti-fasciste ; en tant qu’ouvriers et juifs ils sont particulièrement concernés. Mais leur engagement s’explique aussi par un vif sentiment internationaliste lié à leur double enracinement : national - ils sont polonais, russes, français - et culturel - ils font partie aussi d’une communauté plus large. Sur la base de leurs convictions révolutionnaires, cela fait naître une grande conscience internationaliste.
Les défaites subies par le mouvement ouvrier, plus la répression terrible, les massacres qui vont les frapper, entraînent une quasi-disparition du mouvement juif révolutionnaire : doublement concernés, ils sont aussi une double cible pour les nazis. Ils laissent la place à d’autres couches sociales, moins engagées dans le combat et surtout à un autre courant qui devient hégémonique, complètement opposé, le sionisme.
Cette défaite qu’ils ont subie est aggravée par le blackout qui est fait sur leurs luttes, tant par le mouvement ouvrier que par Israël, qui ne veut bien sûr pas entendre parler de ces juifs-là et fait tout pour les effacer de l’Histoire.
Il est vrai que ceci contribue au sentiment de méfiance et de mépris que l’on trouve dans la classe ouvrière à l’encontre des Juifs. Lever le voile c’est lutter contre ce racisme et éclairer la classe ouvrière sur une de ses valeurs essentielles : l’internationalisme.
Pierre SILVANI

LES REVOLUTIONNAIRES DU YIDDISHLAND

Pourquoi la guerre d’Espagne fut-elle ce moment de tension extrême, le point culminant peut-être, de l’engagement des révolutionnaires du Yiddishland ? Après tout, bien ténus étaient les fils historiques, culturels qui les rattachaient à cette terre d’Espagne, au peuple espagnol dont l’immense majorité d’entre eux n’avait, avant 1936, aucune connaissance directe...

... Dans quelle réalité sociale, politique s’enracine alors la décision de ces combattants de poursuivre la lutte, toutes affaires cessantes, dans l’Espagne ravagée par la guerre civile ? D’abord, pour des raisons évidentes liées au statut national, culturel, social, des communautés juives de l’Europe de l’Est, l’internationalisme est, depuis la naissance d’un mouvement ouvrier juif dans cette partie de l’Europe, depuis l’apparition des premières générations de révolutionnaires juifs issus du Yiddishland, une des composantes les plus profondes, instinctives, de ce mouvement. Ne l’oublions pas, les combattants que nous avons interrogés et qui vont affronter la mort en Espagne ne sont ni les industriels juifs de Lodz ni les notables de la communauté juive de France. C’est tout le petit peuple, le prolétariat des tailleurs, cordonniers, fourreurs, menuisiers, ferblantiers et autres tricoteurs, yiddish nés à l’esprit de révolte, à la lutte, à l’organisation syndicale et politique, à l’internationalisme des exploités dans les ateliers misérables de Varsovie, de Bialystok et de Vilno ; c’est un prolétariat misérable, mais riche déjà de traditions culturelles, de traditions de lutte depuis que, dans les dernières années du XIXème siècle, a poussé la graine du mouvement ouvrier juif d’Europe orientale ; c’est une génération nouvelle de combattants d’une extrême jeunesse pour la plupart d’entre eux, mais qui hérite de l’expérience et des traditions du Bund des premières années du siècle, des séismes révolutionnaires qui ont accompagné la Révolution d’Octobre et ébranlé les années 20.

C’est une génération de prolétaires et d’intellectuels juifs que la crise économique et l’aggravation de la répression politique dans toute l’Europe - notamment en Pologne et en Allemagne - ne cesse de radicaliser, de rendre disponibles à l’action révolutionnaire. En France, en Belgique, ceux que la crise économique et la répression contraignent à émigrer - de Pologne essentiellement - apportent un sang neuf aux organisations ouvrières juives...

... Parmi les premiers étrangers qui prirent les armes contre les militaires putchistes, bien avant la création des Brigades Internationales, il y avait un groupe de sportifs juifs fraîchement débarqués à Barcelone pour participer aux "Olympiades du sport et de la culture" qui devaient s’ouvrir, dans la capitale catalane, le 18 juillet, précisément. Ces Olympiades étaient conçues comme la réplique démocratique, antifasciste, au grand spectacle mis en scène par les nazis que devaient constituer les Jeux Olympiques de Berlin. Elles étaient montées par des organisations ouvrières, essentiellement communistes. Les associations sportives et culturelles juives ouvrières, très actives notamment en Pologne, en France et en Belgique, s’y engagèrent à fond. Notamment le YASK, contrôlé par les communistes. Il y a quelque chose de profondément symbolique dans l’engagement immédiat de ces sportifs yiddish, qui de leur vie n’avaient jamais touché un fusil, mais qui, tout naturellement, se portèrent aux barricades de Barcelone, puisque, aussi bien, le match de football était annulé... L’un de ces novices du combat de rue qui apprit à la hâte à manier un fusil dans le camion qui l’emmenait à Lérida, sur le premier front, Emmanuel Mink, sera le dernier commandant de la compagnie juive Botwin...

...Rejoindre l’Espagne était toute une aventure. La plupart de ceux qui partaient n’avaient pas de passeport ; ils franchissaient les frontières illégalement, étaient souvent refoulés par la police des pays qu’ils devaient traverser. Tous les flics d’Europe savaient, bien sûr, que se développait ce mouvement de volontaires pour l’Espagne...

Dans L’Aveu, Artur London évoque un périple de ce type qui, de Moscou, le conduisit à Albacete via la Finlande, la Suède, le Danemark, Anvers, Paris et... les chemins muletiers des Pyrénées. Pour certains volontaires, ce voyage dura plusieurs mois, entrecoupé d’emprisonnements, d’expulsions. Mais la volonté de lutter contre le fascisme était la plus forte ; accrochés sous les trains, aidés par les organisations antifascistes de tous les pays, ils finissaient presque toujours par parvenir à destination...

...C’est à la fois comme militants de la cause socialiste (communistes, trotskistes, sionistes ouvriers...) et comme Juifs qu’ils s’y engagent et ils le soulignent avec force dans leurs témoignages. Shlomo Szlein, par exemple :
« On m’a souvent demandé, ici, en Israël, ce qui m’a poussé à me porter volontaire pour l’Espagne : y suis-je allé en tant que Juif, en tant que communiste ? C’est, au fond, une question assez absurde : j’étais communiste, cela déterminait évidemment ma vision du monde et mes engagements. Mais, pour autant, avais-je dû me dépouiller de ma judéité ? Après tout, c’est sur la base de l’antifascisme que l’on recrutait pour l’Espagne. Aux volontaires qui se présentaient au centre de recrutement des brigades à Paris, on demandait simplement d’apporter la preuve qu’ils étaient des antifascistes... »

Jonas Brodkin va dans le même sens :
« Mon engagement pour l’Espagne était avant tout un engagement contre le fascisme ; j’étais, si l’on veut, doublement motivé : comme communiste et comme Juif, né en Palestine, de surcroît ; le sentiment national juif était fort en moi, la haine du fascisme naturelle. Ce n’est évidemment pas par hasard que plusieurs centaines de jeunes sont partis de Palestine pour aller combattre dans les rangs des Brigades Internationales, l’écrasante majorité étant des Juifs. Une quarantaine d’entre eux y ont laissé leur peau... »

... Dans la riposte armée du prolétariat espagnol à la sédition des généraux factieux, ces hommes et ces femmes voient l’occasion d’un règlement de compte exemplaire avec le fascisme, susceptible de montrer la voie dans le reste de l’Europe. Leur antifascisme est révolutionnaire, radical, parce qu’ils savent bien que ce ne sont pas les demi-mesures, la temporisation et les stratagèmes diplomatiques qui permettront de venir à bout du fascisme et de l’antisémitisme ; ils savent bien que ce n’est qu’en s’attaquant au fondement du système en crise, qui le nourrit, que l’on parviendra à extirper ce cancer qui ronge l’Europe. N’est-ce pas d’ailleurs ce que, jusqu’à une date récente - jusqu’en 1934 - les partis communistes et les idéologues du Komintern ne cessaient de répéter à ces militants, les invitant sans relâche à se défier des illusions "démocratiques" de la social-démocratie décriée comme fourrier du fascisme ? Ces combattants qui font route vers l’Espagne avec leur double compte à régler avec le fascisme le savent bien : les méthodes révolutionnaires (la mobilisation, l’armement des ouvriers et des paysans) qui seules peuvent permettre de vaincre les militaires insurgés malgré l’appui que leur apportent Hitler et Mussolini ne se dissocient pas des objectifs révolutionnaires qui se sont dessinés dès les premiers jours de l’affrontement, notamment au fil de la riposte des travailleurs de Barcelone au putsch fasciste : développement des milices, occupation des usines, mise en place d’organes de contrôle de la répartition des approvisionnements, puis à l’échelle de la Catalogne entière, occupation des terres, développement de comités antifascistes et de milices dans les villages, etc. Bref, ils ne peuvent ignorer que derrière l’affrontement des militaires factieux et de la République espagnole se dessine une alternative autrement plus radicale pour l’Espagne et l’Europe entière : victoire de la révolution espagnole dont la dynamique s’enclenche dès les journées de juillet 1936 ou triomphe de la contre-révolution, comme en Allemagne, comme en Italie...

Tel est le ressort fondamental de l’antifascisme révolutionnaire des combattants du Yiddishland. Cet antifascisme ne partage pas grand-chose avec celui d’un Léon Blum - qui dès le mois d’août 1936 fait de la non-intervention la doctrine officielle du gouvernement de Front Populaire par rapport à la guerre civile espagnole...

Tandis que le PCF prend ses distances :
« Le Comité central du Parti communiste espagnol nous a demandé, en réponse aux récits fantaisistes et intéressés d’une certaine presse, de faire connaître à l’opinion publique que le peuple espagnol, dans sa lutte contre les factieux, ne vise nullement à l’instauration de la dictature du prolétariat et n’a qu’un seul but : la défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété » (L’Humanité du 3 août 1936)...

... Dans la pratique, le tournant de Staline signifie l’alliance du Parti Communiste espagnol avec les socialistes "modérés" et les partis de la bourgeoisie non ralliés à Franco ; il signifie une lutte impitoyable contre tous les "débordements" du mouvement des masses, aussi bien à la campagne que dans les centres industriels :
le désarmement des milices, la remise sur pied d’un gouvernement à façade parle¬mentaire, la restitution des entreprises et des terres saisies à leurs propriétaires ; il signifie la mise en place d’une armée "régulière", solidement encadrée par les experts militaires soviétiques et étroitement contrôlée par les commissaires politiques communistes ; il signifie le noyautage de l’appareil d’Etat - notamment de ses secteurs vitaux : police, justice, approvi¬sionnements, information (censure)... - par les conseillers dépêchés par Moscou et les cadres du PCE ; il signifie, inévitablement, l’affrontement violent avec les courants politiques qui (de façon pourtant incertaine, hésitante comme c’est le cas du POUM et surtout de la CNT-FAI anarchiste) expriment la radicalisation des ouvriers et des paysans espagnols dans le cours de la lutte contre Franco…

cet affrontement culmine au cours des journées insur¬rectionnelles de mai 1937 qui mettent aux prises, à Barcelone, les tenants de "l’ordre" républicain, au premier rang desquels se trouvent les communistes espagnols et les agents du NKVD qui les "conseillent", aux secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière de la métropole catalane regroupés derrière la CNT-FAI et le POUM ; au terme de ces combats, les staliniens déclencheront contre les anarchistes et surtout le POUM une chasse aux sorcières qui culmine avec l’assassinat dans une prison sécrète du NKVD du dirigeant du POUM Andrès Nin, l’emprisonnement et la liquidation de centaines de militants révolutionnaires antistaliniens par les hommes de main de Staline. Ces évènements sonnent le glas de la révolution espagnole...