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Quel seuil de tolérance pour le racisme et le chauvinisme ?
Partisan N°47 - Janvier 1990
L’actualité de ces dernières semaines a été très riche en rebondissements et en intensité. Elle a été alimentée sur le plan extérieur par les événements historiques des pays de l’Est qui témoignent des aspirations de ces peuples à plus de démocratie, de justice sociale et de bien-être même si elles se présentent, ou sont présentées, tendancieusement sous la forme d’une adhésion au modèle capitaliste libéral de l’Occident.
Au plan intérieur, la "vedette" était incontestablement l’immigration ou le délire sur l’immigration. Les médias à travers les débats télévisés, les télétontons sont mis à contribution. Tous les politiciens de gauche comme de droite sont rentrés dans la saltimbanque. Des intellectuels, vitrine habituelle de la gauche parlementaire, ont dû cependant déclarer l’état d’alerte face à ce qu’ils considèrent de la part du gouvernement comme une politique de Munich. C’était comme si l’immigration focalisait tous les problèmes vécus par la société française dans son ensemble. L’intérêt de cet article est de repérer les nuances, les nouveaux contours et les palliatifs que le raz-de-marée lepéniste aux élections législatives partielles a incité le gouvernement de Rocard à concocter dans la précipitation.
L’ABOUTISSEMENT D’UN PROCESSUS
L’immigration a fait irruption sur la scène politique et sociale en tant que partie prenante des luttes qui se menaient dans les quartiers, dans les usines vers les années 1970. Cette période marque la fin de la phase de la lutte se référant aux pays d’origine et au maintien de l’identité communautaire dans l’attente d’un retour.
Son déploiement était à la fois la manifestation de la prise en charge des besoins spécifiques, d’une part, et d’une insertion dans une dynamique qui impliquait d’autres catégories de la société française d’autre part. Les luttes des foyers de la Sonacotra et les grèves des O.S. ont été des moments forts de cette période. Jusqu’à cette période, l’immigration, à forte composition ouvrière, menait des luttes dans des cadres syndicaux ou associatifs, avec les ouvriers français.
Les solidarités de base et les liens organiques qui liaient l’immigration à certaines franges de la société française dont la situation était proche ou identique, faisaient nettement ressortir les contradictions de toute la société et la nécessité de la refonte des rapports sociaux.
La défense de l’entreprise, de la nation des organisations de gauche, les discours de la bourgeoisie sur la compétitivité et l’union nationale contre les concurrents japonais, américains, etc. ont fait voler en éclats les restes bien précieux de ces solidarités intra-ouvrières. Voilà les bases d’un consensus ficelé sur le terrain économique et social qui, pour se consolider, avait besoin d’un support culturel.
LA CULTURE COMME ALIBI
Sur fond de crise économique, de restructurations industrielles brutales et douloureuses, la vague des attentats de 1984-1986 était présentée comme une guerre des Arabes, de l’Islam contre la patrie, contre la civilisation judéo-chrétienne. Le couple Islam et violence était martelé.
L’affaire Rushdie a servi de prétexte pour coller l’épithète d’intolérance. L’affaire du voile a bouclé la boucle : pour les défenseurs de la « laïcité » et des droits de la femme, l’Islam et ses adeptes sont des freins au progrès. La culture est ainsi devenue l’arme du néo-racisme, du chauvinisme. Le but poursuivi consiste à « intégrer » ces populations pour qu’elles adoptent les valeurs d’une société française qui serait homogène. Ces « valeurs françaises » qui sont le résultat d’un contexte économique et social, d’un compromis entre différentes forces, sont considérées acquises pour de bon. Selon les tenants de l’ « identité française » ou de la laïcité, les populations venues durant la période de 30 ans de prospérité capitaliste 1945 - 1975 doivent s’aligner ou doivent se barrer. Cette conception figée de la nation et la vision étroite de la citoyenneté, rejettent le fait qu’un immigré puisse assumer sa langue, sa religion, ses coutumes et être citoyen de France. Dans la culture des immigrés, c’est l’Islam qui est mis en accusation. Il serait incompatible avec la laïcité. Tandis que la religion chrétienne aurait des vertus de progrès, de tolérance et serait mieux à même de garantir la « cohésion nationale ». Comme s’il n’y avait pas des intérêts de classes sous-jacents ! La domestication de la classe ouvrière et l’enchaînement au char national des couches ouvrières immigrées victimes des restructurations et dont les enfants subissent la marginalisation, tout cela est nécessaire dans le cadre de l’affrontement économique sans frontière dans l’Europe de 1992.
LA GAUCHE : LE DISCOURS REJOINT LA REALITE
Au niveau de la gauche, si, dans la réalité, le discours de Le Pen était appliqué par le refus du regroupement familial, la politique des quotas dans les municipalités socialistes jusqu’aux bulldozers de Vitry, il y a un pas que le PS refusait de faire, c’est-à-dire adopter le vocabulaire de Le Pen.
Suite aux victoires lepénistes dans les élections partielles, l’arithmétique de Le Pen a trouvé des émules en la personne de François Mitterrand qui a libéré les socialistes des retenues au niveau du langage en déclarant que « le seuil de tolérance de l’immigration est atteint » [1].
Mais ce glissement du vocabulaire n’est pas seulement formel, outre qu’il apporte une certaine clarté quant à la nature réellement chauvine des socialistes, il est aussi porteur de grands dangers à l’avenir : Le Pen est réhabilité, il pose non seulement de vraies questions, mais chose nouvelle, de vraies réponses aussi ; les ratonnades, les attaques racistes seront légitimées d’avance. Car selon la même logique, ceux qui sont en trop sont à éliminer. Cette politique renforcera d’un côté le racisme ouvert et puant de Le Pen, d’un autre côté les tendances au repli nationaliste des immigrés, voire à l’intégrisme, même si cette tendance est minoritaire.
LES PALLIATIFS DE ROCARD
Le gouvernement a, devant la flambée, pris des mesures. L’objectif de ces mesures était de traquer les « clandestins » et d’ « intégrer » les immigrés en situation régulière. Pour la plupart, c’est un dépoussiérage de mesures déjà existantes, concernant l’école, la santé, le logement.
Pour l’Ecole, les mesures consistent à des cours de soutien, à des parrainages, une intégration de l’histoire des pays d’origine dans les programmes. Toutes ces mesures n’empêchent pas la machine de sélection sociale de fonctionner, d’exclure ceux qui ont un handicap économique et social, en plus de l’héritage culturel de leurs milieux origines. Ces populations sont déjà intégrées, mais dans le bas de l’échelle de la société en France. Elles subissent avec un degré accentué les mêmes maux que les populations françaises de mêmes conditions.
Au niveau logement, la nouveauté c’est que les rejets de demande seront justifiés et que les associations d’immigrés seront représentées dans les commissions d’attribution des logements.
Mais quelle avancée par rapport aux coûts prohibitifs des logements, aux réhabilitations, expulsion des familles ouvrières en général ?
Dans le domaine de la santé, on note l’extension du droit handicapé adulte aux immigrés, une mesure d’économie, l’aide médicale à domicile moins chère est étendue à tous les immigrés qui, même en situation irrégulière, pouvaient bénéficier de l’aide hospitalière d’urgence... dans les hôpitaux qui n’exigent pas de papiers en règle.
Par ailleurs, la grande nouveauté est dans la procédure de naturalisation et le contrôle de l’immigration.
La procédure de naturalisation et d’octroi du statut de réfugiés sera « accélérée » ; plus de 60% des dossiers attendaient plus de 2 ans, mais du fait que la majorité des demandes est rejetée, le demandeur a déjà pris racine avant la notification de l’expulsion.
Le contrôle de l’immigration sera centralisé ; un observatoire qui centralise toutes les données et les informations, c’est une amélioration du flicage des immigrés.
Par contre, le projet Rocard est évasif quant à l’emploi. Car c’est un nœud du problème et hautement sensible. De son maintien ou sa perte, dépend la « situation régulière » ou « irrégulière » de l’immigré.
Pour l’essentiel, ce projet est partagé par la droite qui parle aussi d’intégration dans une version qui signifie nettement ce qu’elle recouvre en fait dans la bouche des socialistes : l’assimilation. On assiste à une scène surréaliste ; plus ils s’engueulent entre eux, plus ils sont d’accord. Les tenants de gauche de la société pluriculturelle se font rares.
Dans l’ensemble, ces mesures ne peuvent pas empêcher les fractures, le fractionnement de la société en groupes avec des manifestations culturelles. La régulation sociale qui fonctionnait tant soit peu par l’octroi de revenus à la quasi-totalité de la population ne peut être remplacée par un consensus national avec des populations de cultures différentes trahies en plus par les cadres traditionnels de gauche où ils étaient actifs.
Ces lois n’auront pas beaucoup d’impact quant aux discriminations dont sont l’objet les immigrés. Déjà pas mal de pratiques faites ouvertement ou discrètement au niveau des institutions telles que HLM, et ANPE sont illégales.
Néanmoins, le mouvement associatif doit utiliser sa présence dans les commissions d’attribution pour dénoncer les limites, la duplicité de toutes ces mesures.
Nous pensons que parallèlement, il faut avancer des revendications allant aux racines du problème et unifiant toutes ces victimes.
Elles consistent en l’accès :
aux soins de santé, quelles que soient les conditions de l’individu,
à un logement décent, quel que soit le niveau de revenu,
l’accès à tous les droits, y compris le droit de vote, à tous les résidents en France.
C’est l’alternative d’une résurrection d’une alliance ouvrière multinationale pour éliminer le capitalisme qui a déjà dépassé son seuil de tolérance.

