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Les enjeux de la réforme à l’école
Partisan N°40 - Avril 1989
Voyons plus loin que le bout du nez de Jospin
La première évidence à rappeler lorsqu’on parle de l’école dans une société de classes, c’est qu’il n’y a pas de consensus possible sur cette question, puisque tout choix renvoie à une appréciation du rôle de l’école dans la société.
Toute réforme est donc un sujet explosif, non seulement dans le milieu professionnel concerné, mais parmi les parents, syndicats, partis ... Ce qui révèle la profondeur des enjeux-clefs dissimulés : en effet, l’école fonctionne comme un massif appareil de reproduction sociale, mais laisse espérer des changements possibles, puisque ce sont sans cesse des générations nouvelles dont l’Avenir d’un pays, qui est en cause.
De là, découle que le premier des courages pour entreprendre une réforme authentique de l’école c’est d’affirmer des choix prioritaires, contre d’autres ; et donc de se préparer à être impopulaire. Le tout est de savoir vis-à-vis de qui, de quelles couches et classes.
Or, la social-démocratie reste sur ce terrain fidèle à ce qu’elle est fondamentalement en politique : d’un centrisme qui cède à la loi du plus fort, d’où les paroles de gauche et les actes de droite.
Divers facteurs peuvent expliquer que le gouvernement actuel ait entrepris une réforme qui se veut en profondeur, de l’institution scolaire :
d’une part, le besoin de marquer du sceau du culturel, les années de gouvernement de gauche élu aussi, au nom de grands idéaux,
d’autre part, la nécessité impérative de faire évoluer, dans la perspective de l’élargissement européen, les institutions les plus sclérosées, dont l’école fait partie,
enfin, et c’est ce dernier point qu’on reprendra ici, le moteur constitué par le scandale de plus en plus criant du chômage des jeunes.
Le chômage des jeunes est un problème qui atteint toutes les couches de la société même si les jeunes sont inégalement touchés, en particulier selon leur niveau de diplôme (lequel dépend à son tour largement du milieu d’origine).
L’incapacité absolue du gouvernement à modifier les lois économiques qui régissent les fluctuations de l’offre et la demande sur le marché du travail l’incite à poser, démagogiquement, ce problème à l’envers : si les jeunes ne trouvent pas de travail, ce serait parce que l’école les forme mal, leur propose des formations inadaptées, périmées, ne correspondant plus aux besoins actuels.
Et de prendre appui sur les déclarations de mécontentement du patronat vis-à-vis de la main d’œuvre proposée à la sortie de l’école qu’il juge rebelle, incapable de travailler, insuffisamment flexible, etc.
Or, même si l’on ne peut nier l’immobilisme impressionnant de l’école, donc, la nécessité de changements, on sait très bien que ce n’est pas de là que le mécanisme s’enclenche ! Inversement, ce sont les lamentations des patrons sur le besoin de nouveaux ouvriers qu’ils ne trouvent pas sur le marché du travail, qui viennent bousculer le ronron de l’école.
Sur le plan idéologique, l’école fonctionne encore selon le modèle "même enseignement pour tous" mythe renforcé depuis le collège pour tous de Haby. Chacun sait que l’élève va à l’école de son secteur, reçoit un enseignement conçu selon des programmes nationaux, transmis par des profs recrutés sur concours nationaux... même si les exceptions prolifèrent et démentent la règle, le discours reste celui du "droit égal pour tous".
Or, avec la réforme Jospin, sous couvert de trouver des solutions à l’échec dans le domaine des débouchés après l’école, on en vient à une "adaptation, légitimée, à l’inégalité" sous prétexte de plus grande autonomie dans l’enseignement, de souplesse par rapport à des besoins constatés localement, on laissera chaque établissement "libre" d’organiser ses programmes, ses rythmes, ses horaires, ses effectifs...
Le tout dans un cadre budgétaire limité bien sûr, sauf à trouver des mécènes qui allongent le pognon, au titre du "partenariat".
C’est en quelque sorte une régionalisation appliquée au domaine de l’école (des transferts de fonds et responsabilités en matière de crédits d’équipement ont déjà été effectués).
qui s’étonnera alors si "les choix libres" des enseignants amèneront, par exemple, le département 93 à produire surtout des ouvriers et chômeurs, les 16è et 17è arrondissements de Paris des PDG, ingénieurs, agents de Bourse, etc.
qui s’étonnera encore, si les entreprises locales, invitées au partenariat, demandent et obtiennent un droit de regard sur les choix "libres" des établissements en matière de projets d’enseignement ? Attendrait-on par hasard une aide philanthropique de leur part ?
Les modifications envisagées par Rocard-Jospin dans ce sens de "plus de liberté" ne résoudront pas la crise de l’emploi des jeunes. Elles permettront au mieux que la jeunesse soit mieux encadrée en fonction d’objectifs plus définis et moins idéalistes que "la culture générale" que l’école républicaine se propose - sans y arriver d’ailleurs - de dispenser de manière identique à tous.
Toutefois, la mise en œuvre de telles orientations va rencontrer des résistances au sein des profs et instits auxquels on vole ainsi leur dernier idéal démocratique, leur dernière illusion sur l’indépendance de leur métier...
Indiquons tout de suite que dans ces réticences au changement, il n’y a pas que de "nobles" motifs : le conservatisme écrasant du milieu se révèle dans une résistance aussi importante à modifier les pratiques et les habitudes pour s’en prendre à l’échec scolaire...
L’échec scolaire, alibi de la réforme :
La phraséologie de gauche veut que l’échec scolaire soit mis en avant comme le moteur de la réforme Jospin ; c’est par ce discours qu’elle a su se rendre très vite populaire auprès des associations de parents d’élèves. Hélas, comme le dit clairement un tract de la Coordination des Instituteurs, qui compare les paroles de gauche à l’annonce des mesures connues, pour la prochaine rentrée scolaire (postes, nombre de sections, effectifs par classe...moins de 35 d’ici 5 ans !) etc., sur le plan des moyens consentis pour atteindre les objectifs proclamés, il s’avère que c’est de la pure démagogie.
- Pourtant, certaines méthodes de travail mises en avant comme "le suivi personnalisé" des élèves en difficulté, "le soutien", "le travail en équipes" ... sont autant de directions qui prennent appui sur les expériences des enseignants les plus engagés localement dans la lutte contre l’échec scolaire à travers des expériences pédagogiques de fonctionnement différent.
Mais ce qui est profondément révoltant dans la réforme Jospin, c’est justement le détournement opéré de ce qu’il y a de plus progressiste à l’école, actuellement :
Jospin reprend les mots, les expériences, les exemples de lutte contre l’échec scolaire non pas pour les généraliser en déployant à la fois les moyens et la remise en cause des neutralités conservatrices, mais pour les maintenir comme marginales ; il dépendra toujours de la bonne volonté de ceux qui ont encore un idéal éducatif de mener ces combats. Au lieu d’encourager leur démarche, la réforme réduit à une indemnisation en fric le sens de ce qu’ils font. Et laisse dormir le reste de l’institution confortablement installée dans ses objectifs élitistes : rappelons que ce sont plus de 60% des élèves qui ne suivront pas la voie royale, mais seront orientés par l’échec ! Les paroles mielleuses de Jospin sur le souhait que "l’orientation proposée par les établissements coïncide avec les souhaits des familles" n’y changeront rien : tant qu’il y aura, au-delà de l’école et de la diversité des formations qu’elle peut proposer, une hiérarchie de valeur débouchant sur la hiérarchie sociale, ce sera de pieux mensonges.
L’exemple récent des bacs technologiques est parlant : c’est d’une certaine manière une reconnaissance (positive) de la valeur des formations techniques. Mais on apprend que la crise des débouchés est telle que ce sont les jeunes munis de bac C qui accèdent aux instituts technologiques, doublant au poteau les jeunes formés dans les sections techniques ! Tant que la concurrence fera rage hors de l’école pour trouver un emploi, les solutions internes à l’école finiront toujours par se mordre la queue.
Sous cet angle, la lutte à mener contre le projet Jospin articule des objectifs dont certains sont à moyen terme : secouer le conservatisme à l’école. D’autres à long terme : se battre pour une autre école, dans une société différente.
Sur le moyen terme :
Dénoncer la mystification.
Il n’y a pas vraiment de lutte engagée contre l’échec scolaire. Ce vernis dissimule :
• les véritables priorités du gouvernement, en particulier dans ses choix budgétaires :
une loi de programmation militaire existe (RAFALE) pas une loi de programmation sur l’école !
la part du budget Education Nationale dans le budget global est en baisse : 19% en 87, 17% en 89.
• malgré les rallonges envisagées (avec extension de la réforme jusqu’en 98 si Dieu le veut pour le PS !), dans l’immédiat, ce qui va se passer c’est :
une incitation à travailler plus (heures sup.) pour gagner plus : comment dans ce cas-là s’intéresser plus à chacun de ses élèves ... bluff !
intensification du travail par augmentation du nombre de sections à prendre en charge, et non incitation à socialiser le métier, à développer le travail en équipe seul moyen de faire évoluer en profondeur les mentalités.
En ce qui concerne le long terme :
On constate que discuter à fond de "quelle école on veut" (ou dans l’immédiat, ce que l’on rejette dans l’école capitaliste) cela débouche sur "quelle société". Car l’école de la compétition pour la réussite individuelle convient aux besoins de la société capitaliste ; une école privilégiant le collectif ne peut se concevoir que dans une société qui ne soit plus fondée sur le profit et l’enrichissement individuel.
Le 2ème volet de la réforme : les salaires
Tous les travailleurs, contraints et forcés, ont perdu en pouvoir d’achat depuis le blocage des salaires (82). Or, dans le secteur public, jusqu’à ces derniers mois la stagnation des salaires passait pour inévitable. L’argument "avoir un emploi stable, c’est déjà un privilège", avait de son côté fait son chemin (non pas dans le sens de lutte solidaire avec ceux qui n’en ont pas, mais dans celui de l’écrasement face aux dégradations des conditions de travail...).
L’explosion subite de revendications salariales chez les enseignants peut s’expliquer par plusieurs facteurs :
Sensibilité à la conjoncture économique de redressement des profits ("notre part du gâteau").
Sensibilité aux luttes dans la fonction publique : PTT, mais surtout infirmières avec leur "2.000 F pour tous".
Sensibilité soudaine à la dégradation des conditions de travail conjointement à un pouvoir d’achat en perte de vitesse, et pour ceux qui pourraient aller vers le privé, comparaison entre leurs salaires et les gains doubles ou triples dans l’industrie.
Le gouvernement, connaissant sa base électorale forte dans ce milieu, devait prendre en compte ces aspects, sans pour autant se résoudre à des efforts budgétaires considérables. L’écueil principal à éviter pour Rocard était le danger d’extension des acquis des profs à toute la fonction publique qui fonctionne selon une même GRILLE de salaires.
D’où des tentatives comme celle de créer UN CORPS nouveau (profs de collèges), ce qui évitait toute comparaison possible ... (point abandonné suite aux luttes).
Mais l’offensive principale s’est située sur le terrain de la "PRIME AU MERITE", inspirée des politiques patronales d’individualisation des salaires. Ce type d’augmentation personnalisée présente des avantages certains :
économie de la provision en charges sociales (point-retraite),
économie de revalorisation des retraités,
économie surtout de revalorisation de toute la profession (800.000 personnes !) en concentrant la rallonge sur 10 à 15%.
Suite aux réactions massivement hostiles des enseignants qui voyaient disparaître le seul facteur de cohésion dans leur profession (l’avancement assuré selon son grade, son ancienneté, etc.), Jospin a renoncé au mot ; pas à la chose. Les dernières propositions dont se félicite le SNES atténuent, sans les supprimer, les primes.
Déjà les premières mesures signées dans l’Enseignement Supérieur entérinent ce principe (avec plus de fric pour moins de profs, il faut dire).
Il semble que la "victoire jamais vue depuis 20 ans" proclamée par les directions syndicales sont du même tabac.
Notons d’ailleurs que la PRECARITE paie déjà son écot : les soutiers de l’enseignement, les maîtres auxiliaires, sont les oubliés de la revalorisation, sans que cela émeuve les dirigeants syndicaux.
De même, dès la rentrée 89, des contractuels (embauchés pour 2 ou 3 ans, "surpayés" mais a priori précaires) font leur apparition.
Avant toute négociation, un DECRET signifie la mise en place de cette mesure.
Le recul des syndicats sur le point réellement "avancé" de la lutte n’est pas pour étonner quand on a vu l’étroitesse des actions dirigées par les syndicats sur la plateforme minimum de défense du beefsteak (manif du 6 mars).
La coordination représente-t-elle une alternative ?
Née au début de l’année, la coordination n’a réussi à se faire entendre plus largement qu’à partir de la Manif du 6 mars. Regroupant des représentants des bahuts en lutte, elle a établi une plateforme que l’on peut qualifier de réformiste radicale.
Il ne faut pas négliger certains aspects positifs qu’a joué la coordination, déjà pour secouer la torpeur dans laquelle le consensus avait englouti tout débat politique, et même syndical, jusque-là.
De plus, elle a permis de dépasser certains des aspects les plus arriérés du mouvement :
. Brisant un certain corporatisme en revendiquant "le corps unique" (ce qui dépasse un morcellement en catégories liées au diplôme de recrutement).
Mais par inconséquence dans la lutte idéologique, elle a maintenu 2 coordinations séparées profs/instits, ce qui constitue une concession aux plus corpos (profs).
. Revendiquant l’intégration des adjoints d’enseignement et auxiliaires dans le corps des certifiés (simplification des catégories).
. Avançant une revendication salariale unique en montant pour tous "2.000 F", comme les infirmières.
Mais sans critiquer l’actuelle hiérarchie des salaires (de moins 6.000 F à plus ou moins 20.000 F dans le supérieur).
Pas de réflexion sur un salaire plancher, pour tout le personnel éducation nationale (administratifs, agents, ouvriers, etc.)
. Reprise des revendications sur les conditions de travail (il y a 10 ans, avancées par tout le monde !) comme les 25 élèves par classe, etc.
Mais pas de réflexion sur "aller au- delà de la revendication de moyens pour la survie" comme le proposait une instit de la Courneuve, engagée dans la lutte contre l’échec scolaire depuis 4 ans, dans une ZEP (Zone d’Education Prioritaire) à laquelle on coupe les crédits...
C’est en fait, à défaut de débat, l’acceptation du STATU QUO.
. Organisation démocratique des bahuts en grève : ce qui a favorisé l’échange d’expériences... La confrontation de plateformes locales, ce qui a permis des manifs locales indépendamment d’un mot d’ordre syndical.
Mais tout en restant pour l’essentiel très subordonné et attentiste par rapport au SNES, dans l’espoir d’un élargissement syndical... qui a justifié toutes les prudences pour critiquer le réformisme.
Alors... dans quelle mesure est-ce une alternative aux organisations syndicales réformistes ?
En termes de plateforme :
Les limites du débat sur l’orientation vont peser lourd, maintenant que des accords salariaux vont affaiblir le mouvement.
En termes d’organisation :
Le trop grand attentisme vis-à-vis d’un relais de l’information par l’appareil syndical réformiste (pour remplacer les médias qui ont eu pour consigne de la boucler), a amené à négliger l’édification d’un réseau mobilisable après le reflux.
C’est là que le principe même revendiqué par les diverses coordinations touche ses limites : ce n’est qu’une structure provisoire, loin de disposer non seulement de toutes les ressources matérielles, mais de toutes les énergies, expériences, etc. qu’à une organisation permanente ; la démocratie immédiate semble y gagner - pas de permanents, pas de bureaucrates, rotation des responsabilités, etc. mais en fait, quoi de plus facile que de se propulser à la direction (sans étiquette reconnue) dans une coordination !
En fait, si la fonction de réveil est salutaire, il n’est pas sûr qu’au-delà on puisse attendre beaucoup de la coordination, en particulier si elle confine sa réflexion à la défense de la profession, au lieu de l’élargir aux enjeux concernant les milieux sociaux touchés de plein fouet par le gâchis de l’école : la classe ouvrière, en particulier.
Quelques leçons de ce mouvement, pour engager le débat d’un point de vue révolutionnaire sur la question de l’école
En contraste avec l’étroitesse et le corporatisme, la bureaucratisation, des syndicats enseignants, la dynamique de confrontation d’idées et d’expériences créée au cours du mouvement dans la Coordination, n’est pas négligeable ; même si le rapport de forces (idéologique) ne permet pas de chambouler totalement la manière encore très réformiste de voir les problèmes, contribuer à les poser sous un angle nouveau représente un enjeu bien réel : en effet, comme l’indiquait déjà l’article précédent (Partisan n°39), avec l’échec scolaire, c’est un écrasement idéologique qui est transmis à ceux qui auront demain des emplois d’ouvriers, employés de travail précaire, etc. Pour tous ceux qui se trouvent liés à l’école par un biais ou un autre (prof, parent, agent dans l’éducation, etc.) il y a d’ores et déjà une REVOLTE à susciter contre cette destruction morale de la jeunesse, justifiant tous les abus, toutes les formes d’exploitation qui s’imposeront ensuite à l’adulte.
Continuer à faire apparaître cette responsabilité de l’école dans l’image sociale que chacun a de soi, de sa place dans la société, c’est déjà la bousculer, pour aller plus loin et faire relever la tête à ceux qui n’accepteront plus demain la même exploitation, et auront alors la confiance en eux pour transformer la société et y jouer un rôle dirigeant.
Brigitte Clément