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Le capitalisme d’Etat en URSS de Staline à Gorbatchev

Partisan N°65 - Novembre 1991

Ce livre a été écrit par Tony Clift en 1947, et il l’a remanié dans les années suivantes. L’auteur était membre de la IVème Internationale, mais il a remis en cause les analyses de Trotsky sur l’URSS. Il a pris conscience qu’il n’était pas possible de ne voir dans la société soviétique que la coexistence de rapports socialistes nés de la Révolution d’Octobre et d’une bureaucratie issue de la dégénérescente du Parti et de l’Etat. Il fallait repartir des rapports de production pour définir la nature de cette société.

LES RAPPORTS SOCIAUX ECONOMIQUES EN URSS

La situation du prolétariat a été profondément modifiée pendant les années 30 par une série de mesures organisant la production, l’économie, la répartition, le fonctionnement de la société (éducation, armée, Parti, soviets).

Tony Clift passe en revue ces mesures :

• A partir de 1928, la direction des entreprises par une "Troïka" regroupant parti, syndicat et cadres est remise en cause ; elle sera officiellement abolie en 1937. A sa place, il y a un dirigeant unique, le Directeur d’usine, seul responsable. Il est chargé d’appliquer le plan, et les syndicats ne doivent pas entraver sa gestion : leur rôle est de favoriser la production. Cette répartition des tâches réduit les travailleurs à exécuter des directives.

De même, en matière de salaires, il n’y a plus de négociations, les conventions collectives sont supprimées en 1934 : c’est le plan qui fixe tout.

De 1932 à 1949, période pendant laquelle sont prises la plupart des mesures, il n’y a pas de congrès des syndicats. Au 10ème Congrès, en 1949, 41% des délégués sont des permanents syndicaux, 23% des travailleurs (contre 85% de travailleurs en 1932).
Dans un débat au sein du Parti, fin 1920, Lénine avait insisté sur la nécessité des syndicats pour défendre les ouvriers face à un Etat ayant encore des aspects bureaucratiques. Il critiquait notamment Trotsky qui ne voyait pas d’opposition possible entre un Etat ouvrier et les travailleurs.

• Au cours des années 30, le travail aux pièces est étendu à la majorité des ouvriers (29% en 1930, 75% en 1934 et davantage par la suite). Cette méthode, destinée à accroître l’ardeur au travail, augmente aussi la concurrence entre les travailleurs et l’individualisme : chacun est intéressé par ses résultats et tente de dépasser les normes, ce qui entraîne le relèvement de celles-ci. Le salaire est d’ailleurs plus que proportionnel à la réalisation des normes : un dépassement de 50% est payé 200% de plus. En 1935 est lancé le mouvement stakhanoviste.

Les travailleurs sont entièrement soumis à la production et leur niveau de vie dépend de leur performance individuelle.

Le travail aux pièces a été critiqué et remis en cause pour ces raisons en Chine dès le Grand bond en avant et pendant la Révolution Culturelle.

• Les passeports intérieurs sont rétablis en 1932, alors que la Révolution d’octobre les avait supprimés. Dès 1930, il était interdit de quitter son entreprise.

Le livret de travail, créé en 1931, est généralisé en 1938 : il mentionne les déplacements et leur motif (sanction par exemple).

En même temps, les sanctions sont aggravées : un jour d’absence non justifiée peut entraîner le licenciement ou du travail forcé.

Toutes ces dispositions assujettissent complètement le travailleur à son entreprise et au directeur.

• La hiérarchie des salaires est élargie. Après Octobre 1917, l’objectif avait été de la réduire, en même temps que le salaire des membres du Parti, quelle que soit leur activité, était plafonné au niveau de celui d’un ouvrier qualifié.

En 1926, le salaire ouvrier moyen était de 60 roubles environ, contre 190 pour un Directeur s’il était membre du Parti et 310 s’il ne l’était pas.

En 1928, au nom de la lutte contre l’égalitarisme, tout ceci est remis en cause. Molotov déclare : « La politique bolchevik exige une lutte résolue contre les égalitaristes, complices de l’ennemi de classe, éléments hostiles au socialisme ». La limitation du salaire des membres du Parti est abandonnée.

En 1937, le salaire minimum est de 110 roubles, celui d’un directeur de 2.000 roubles auquel s’ajoutent des primes en % pour dépassement du plan et des versements du "Fonds des Directeurs" (fondé en 1938) qui redistribue entre ceux-ci une partie des bénéfices.

• L’investissement est la priorité absolue, surtout au bénéfice de l’industrie lourde, au point d’entraîner une baisse de la consommation au cours des années 30 (elle avait augmenté dans les années 20) malgré la croissance de la productivité du travail.

Il faut ajouter les transformations intervenues dans l’Education (la gratuité est supprimée en 1940 : il faut payer des frais avoisinant un mois du salaire moyen), dans l’Armée (renforcement de l’autorité et des revenus des officiers), dans le fonctionnement du Parti et de l’Etat (particulièrement l’espacement des congrès : 2 ans d’abord pour les soviets, 4 ans à partir de 1931 ; il n’y en a pas eu entre 1931 et 1935, période où sont lancées la plupart des mesures citées. De même pour le Parti qui eut des congrès en 1930, 1934, 1939 et... 1952. En même temps s’instaurait l’unanimisme dans les décisions ; alors que par exemple les propositions de Lénine avaient été à plusieurs reprises minoritaires et s’étaient imposées après débat, les minorités n’ont plus droit de cité).

UN ECLAIRAGE SUR LE RETOUR AU CAPITALISME

L’ouvrage de Tony Clift contient également des réflexions plus théoriques sur le capitalisme d’Etat, l’économie sous le socialisme, l’impérialisme soviétique et la critique du concept d’Etat ouvrier dégénéré de Trotsky.

Il montre que l’évolution survenue en URSS s’est faite sur la base de certaines caractéristiques du capitalisme qui subsistent longtemps, particulièrement dans le domaine de la division du travail (intellectuels-manuels) et de la réparti¬tion (persistance du "droit bourgeois") et d’une politique fausse qui développe ces caractéristiques au lieu de les réduire.

L’historique détaillé qu’il fait, décision par décision, année par année, permet de mieux comprendre comment s’est produit ce retour au capitalisme. En particulier, on voit clairement :

• que ce qui est déterminant, ce n’est pas que l’Etat soit propriétaire des moyens de production ou autrement dit la nature juridique de la propriété, privée ou publique, dans un cas comme dans l’autre des rapports capitalistes peuvent être développés. Tony Clift conclut le premier chapitre, consacré aux rapports sociaux-économiques : « La place de Magnitogorsk et d’Oak Ridge dans l’histoire de l’humanité sera décidée, non par leurs immenses exploits matériels, mais par les rapports sociaux et politiques qui les sous-tendent ».

Ces noms correspondent à deux énormes concentrations d’industrie lourde en URSS et aux USA qui se ressemblent au-delà de la nature juridique de la propriété.

Mao, pour critiquer le modèle soviétique, prendra aussi l’exemple de Magnitogorsk, à la fois pour les rapports sociaux en son sein, marqués par la subordination des ouvriers, et pour le type de développement économique qu’il symbolise : tout soumettre à la croissance d’une industrie lourde. Cet exemple représente les objectifs d’une classe, qu’elle soit bureaucratique ou marchande, qui veut avant tout augmenter la production sur laquelle elle fonde sa puissance et ses revenus.

Mao opposait à cela une intervention des travailleurs dans la direction et la gestion, mais aussi un développement équilibré entre les secteurs et les activités, qui ne sacrifie ni une partie de la population, ni la consommation.

• que ce n’est pas non plus la forme du pouvoir qui suffit à caractériser l’état d’une société ; ni l’autoritarisme, ni le bureaucratisme, ni le "stalinisme" ne suffisent à expliquer ce qui s’est passé.

La démocratie politique est vitale pour aller au communisme. Mais il ne suffit pas de s’attaquer à la bureaucratie, il faut changer l’ensemble des rapports sociaux, notamment les rapports de production qui continuent à fonctionner sur les bases anciennes de la division du travail. Tant qu’ils subsistent, la démocratie politique elle-même fonctionne sur ces bases : elle est donc forcément limitée et peut se transformer en dictature ou même en démocratie bourgeoise.

Dans le cas des pays de l’Est, on ne pouvait s’attendre à ce qu’un début de démocratisation ouvre une période révolutionnaire, ni que les ouvriers se lèvent pour asseoir leur pouvoir sur les "acquis socialistes" (voir "Les trotskystes et les pays de l’Est", Partisan n°58). La LCR parle d’ailleurs maintenant de "rapports non-capitalistes" ; on comprend qu’ils n’étaient pas socialistes, mais on n’est pas beaucoup plus avancé.

• que le changement social a été progressif, résultat d’une évolution. Là où les trotskystes attendaient une contre-révolution politique, une reprise du pouvoir par la bourgeoisie pour voir un retour au capitalisme, il y a eu rétablissement de rapports capitalistes à partir de ceux-là mêmes qui dirigeaient la société. LO continue à chercher d’où a bien pu venir le coup (voir encart). C’est ce que Mao avait évoqué en parlant de la bourgeoisie dans le Parti.

Ceux qui ne comprennent pas cela referons - si l’occasion leur en est donnée - les mêmes erreurs ou seront impuissants à lutter contre leur renouvellement, contre la dégénérescence du socialisme.

Ce n’est pas un coup d’Etat de Khrouchtchev ou le caractère de Staline qui expliquent ce qui s’est passé en URSS. C’est plutôt la nature de la transition socialiste au communisme qui permet de comprendre pourquoi de tels facteurs ont pu jouer un rôle.

Ce n’est pas pour autant une fatalité ; la direction politique est déterminante pour l’orientation de la société. Mais nous avons aussi des acquis, avec la Commune de Paris, et aussi en URSS, où il y a eu des avancées importantes au début, sur lesquelles le PCUS est revenu ; et en Chine, avec la critique du modèle soviétique et les transformations lancées pendant la Révolution Culturelle.

Tout ceci étant dit, précisons qu’il y a un certain nombre de points sur lesquels nous avons des désaccords avec ce livre., notamment des références aux positions trotskystes. Mais ce n’était pas l’occasion de développer et cela a déjà été fait par ailleurs.

Pierre Silvani

Tout est dans le titre – (encadré)

LO publie un article intitulé « Pendant que les chefs politiques préparent le rétablissement du capitalisme, la bureaucratie pille et ruine l’économie ». (Lutte des classes N°40).
D’où sortent les chefs politiques favorables au capitalisme ? Du PCUS, après une longue carrière de bureaucrates, que ce soient Gorbatchev, Eltsine ou les autres.
Qui sont ces bureaucrates apolitiques ? Comme la plupart des cadres des entreprises, de l’économie et de l’Etat, ils étaient au parti.
Quelle différence ?
Ils ont aujourd’hui quelques divergences sur les réformes, le rôle de l’Etat, du marché, mais ils sont issus du même moule, de la même couche sociale.
Qu’est-ce que la privatisation change aux rapports entre ces gens-là et la classe ouvrière, en URSS comme ailleurs ? Est-ce que ce ne sont pas des bourgeois ?
LO veut s’en tenir à la théorie trotskyste qui voyait en URSS un socialisme bureaucratisé, un socialisme déformé et parasité par la bureaucratie, et refusait de reconnaître là un capitalisme d’Etat.
Difficile d’expliquer comment ces mêmes bureaucrates en viennent eux-mêmes à copier le modèle occidental sans contre-révolution politique, sans bouleversement des rapports de production, d’où des distinctions foireuses entre « politiciens » et « bureaucrates ».