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La Tunisie, six mois après.

Les classes sociales, dès le début...

Certains slogans de la révolte de décembre 2010 résument son caractère de classe. Les jeunes chomeurs ou précaires des régions de l’intérieur (par opposition aux régions côtières) criaient : « Le travail est un droit, oh bande de voleurs » ou bien « Non aux Trabelsis pilleurs de la trésorerie » en plus du fameux « RCD dégage »... Lorsque des couches de la petite bourgeoisie (avocats, artistes, journalistes, médecins, universitaires...) ont rejoint la vague de contestation le dernier week-end de décembre 2010, les slogans à caractère démocratique commencent à dominer... Une partie de la bourgeoisie a commencé à lâcher le gouvernement, après le 10 janvier 2011, une bourgeoisie qui voulait investir, mais la famille régnante lui impose des règles qui ne respectent pas la propriété privée héritée ou acquise...

Le vide est rempli par des forces organisées

L’absence d’une expression politique organisée des déclencheurs de la révolte s’est fait sentir à partir du 10 janvier. Le pouvoir réprime sauvagement, mais recule et trébuche. La fuite de Ben Ali, le 14 janvier 2011, a surpris tout le monde. La tête du pouvoir est tombé, mais le système est sauvé... Les militants progressistes ont joué un rôle décisif, mais leurs organisations n’avaient pas prévu cette situation. Elles n’ont pas formé de front ou de coordination qui les rassemble. Elle ne se sont pas préparées à prendre le pouvoir. Elles n’ont pas de programme... Le vide a été rempli par l’armée, les dirigeants du régime, fraichement convertis aux « valeurs démocratiques », les partis réformistes, la direction de l’UGTT... Des français (d’origine tunisienne) proches de la droite au pouvoir en France occupent des postes ministériels, depuis la fuite de Ben Ali... Les jeunes travailleurs, chômeurs, précaires, des villes de l’intérieur ou des cités populaires ont bien défendu les acquis, obtenus au prix de près de 300 morts (chiffre d’un expert de l’ONU). La répression, l’usure et l’absence de forces révolutionnaires organisées ont fini par avoir le dessus, pour le moment...

Les impérialistes « aident »

Trois semaines après le début de la révolte, l’impérialisme européen continue de soutenir le pouvoir, tout en manifestant des signes d’impatience. La France voulait envoyer des policiers expérimentés. Les EU se souciaient de quelques « blogueurs » et « internautes », ayant probablement participé aux sessions de formation du programme américain « MEPI »... Même si les forces impérialistes ont été surprises par la tournure des évènements, elles ont assez de ressources pour rebondir et circonscrire la révolte. Jeffrey FELTMANN (sous-secrétaire d’Etat, chargé du Moyen Orient) a séjourné en Tunisie durant trois jours à un moment crucial. Depuis, les visites et les interventions de l’UE, des USA, de la Banque Mondiale, du FMI, etc, n’ont pas cessé...

Il y a de sérieux acquis

La situation actuelle est la conséquence logique du rapport des forces dans le pays. Il y a des acquis au niveau des libertés individuelles, de la légalisation des partis politiques, ainsi qu’au niveau de l’expérience et de la conduite des luttes sociales. Une certaine liberté d’expression a vu le jour, même si elle est en train de céder la place à une censure directe ou déguisée...
Sur le plan économique, la situation des jeunes chômeurs et précaires ne s’est guère améliorée, alors qu’ils étaient le fer de lance de la révolte. Les salariés ont multiplié les actions visant à améliorer leurs salaires et leurs conditions de travail. Ils ont l’habitude des luttes collectives. Il y a eu des acquis : augmentation de salaires, titularisation de tous les précaires du secteur public, fin du recours du secteur public à la sous-traitance pour effectuer des tâches comme le nettoyage ou le gardiennage. Quelques responsables de grandes entreprises ont été expulsés et « virés » par les salariés. Les entreprises des familles Ben Ali et Trabelsi sont mises sous tutelle de l’Etat... Cependant, la droite organise des manifestations pour réclamer l’ordre et la fin des grèves. Les médias publics relayent ces revendications au nom de l’intérêt économique national et mènent une campagne de dénigrement contre l’UGTT et la gauche.

La vie politique se réorganise

Sur le plan politique, les forces progressistes se sont regroupées au sein du « Front du 14 janvier » qui reste très peu actif. Les citoyens ont participé à la gestion du quotidien et à la sécurité des villes, cités et quartiers, contre les milices du RCD et la police, au moment de la révolte. Aujourd’hui, les citoyens participent aux comités locaux de « protection de la révolution ». Le gouvernement provisoire a été forcé de dissoudre le RCD et d’accepter l’élection d’une assemblée constituante, mais en imposant une date très rapprochée, ne permettant pas aux partis interdits sous Ben Ali de se faire connaitre par les électeurs. Les dirigeants du RCD ont fondé au moins quatre partis politiques et dominent le paysage médiatique. Ils ont les moyens financiers et l’expérience politique...

Les intégristes profitent de l’occasion

Les intégristes investissent le terrain et paraissent comme les grands gagnants du soulèvement, alors qu’ils étaient invisibles lors des manifestations, des sit-in et des occupations. Les islamistes dits « modérés » d’Annahdha ont investi les mosquées (près de 5000 en Tunisie) et imposé des imams proches de leurs idées, à la place des imams discrédités, imposés par le régime Bourguiba-Ben Ali. Ils ont réussi à fermer les « maisons closes ». Pour les bars, c’était plus difficile... Ils achètent et louent les boutiques ou logements vides pour les transformer en locaux de leur parti (légalisé) ou en « écoles coraniques ». Les islamistes dits « salafistes » multiplient les agressions et les provocations dans la rue. Les agressions physiques se multiplient contre les femmes dont la tenue vestimentaire ne correspond pas à leurs normes. Des militants de gauche et leurs familles ont été agressés et dénoncés publiquement comme impies ou traitres. Ni les islamistes « modérés » d’Annahdha, ni « les extrémistes » d’« Attahrir » n’étaient visibles lors des manifestations contre l’ambassadeur de France qui a insulté le peuple tunisien, ni contre Hilary Clinton...

Le gouvernement gouverne...

L’actuel chef du gouvernement provisoire, Béji Kaïd Essebsi, est un bourgeois tunisois qui a été ministre de l’Intérieur sous Bourguiba durant 14 ans. Il a créé la police politique. Il était ministre et président de la Chambre des députés (désignés) sous Ben Ali. Il a remis l’autoritarisme et le mépris à l’ordre du jour. La répression des manifestations, le contrôle des médias, les campagnes de dénigrement contre la gauche, l’alignement sur les positions des impérialistes, rappellent l’ère Bourguiba-Ben Ali. Il continue à poursuivre la même politique économique désastreuse, basée sur le tourisme et les secteurs précaires et non productifs. Le 19 mai 2011, Monsieur Essebsi a demandé aux institutions de pillage international 5 milliards de dollars par an, pendant les cinq années à venir. En décembre 2010, La dette extérieure atteignait 20 milliards $, soit 2000 $ par habitant. Depuis 1970, le pays a remboursé 2,5 fois les sommes empruntées... Il est en train d’hypothéquer l’avenir des générations futures, alors que sa mission est de gérer les affaires courantes jusqu’au 24 juillet...

Les forces réactionnaires s’organisent. Elles sont en train d’opérer le retour en arrière. Les forces progressistes n’ont pas les moyens financiers d’Annahdha ou du RCD. Elles n’arrivent pas, non plus, à constituer un front, même électoral provisoire. Pourtant leurs militants ont payé un lourd tribut, lors du soulèvement... Cependant, le peuple qui a réussi à déboulonner un des régimes policiers les plus répressifs du monde, est capable d’imposer un régime progressiste, représentant les intérêts des producteurs et des pauvres... Mais quand ?

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