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Eugène Varlin, un portrait (2) : Gare au bouillon rouge !

Partisan N°194 - Avril 2005

Le 2 septembre 1870, Napoléon III, empereur des Français, se rend piteusement à l’armée prussienne commandée par Bismarck. Cette guerre entre deux États capitalistes en mal de suprématie n’a pas fait long feu. En France, l’Empire est remplacé par une République alors que les armées prussiennes occupent une partie du territoire et assiègent la capitale.

LES OUVRIERS SE MOBILISENT. Le Conseil de l’AIT [1] qui siège à Londres, recommande aux ouvriers de profiter « calmement et résolument de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe ». Sans savoir qu’il est en fait rédigé par Karl Marx [2], l’appel est approuvé et suivi par les meilleurs militants ouvriers parisiens tel Eugène Varlin. Dès le soir du 4 septembre, jour de la proclamation de la République, ceux-ci se réunissent, notamment à l’initiative de l’Internationale.

La Chambre fédérale ouvrière de Paris et les représentants des sections parisiennes de l’Internationale décident de siéger en permanence. On s’engage dans les bataillons de la Garde nationale, cette armée populaire destinée à défendre Paris (dans quelques mois, ces bataillons, principalement composés de travailleurs, vont se fédérer et élire leur Comité central). Le 5 septembre, cinq cents membres de l’AIT décident la création de comités de vigilance d’arrondissements destinés, dans un premier temps, à assister l’action patriotique affichée par le nouveau gouvernement (mais dès qu’ils élisent, eux aussi, leur Comité central, celui-ci publie son manifeste, appelé Affiche Rouge, première du nom, de couleur nettement plus… rouge [3]).

De septembre 1870 jusqu’au 18 mars 71 (insurrection de la Commune), les ouvriers révolutionnaires parisiens vont ainsi créer et fédérer des organisations avec une seule idée en tête : donner naissance à un parti révolutionnaire des ouvriers, leur parti [4]

Tout ceci, on s’en doute, s’effectue dans un bouillonnement d’idées et une effervescence faciles à imaginer, tant la pression due à l’occupation prussienne —et donc le sentiment patriotique — sont forts.

Mais cette agitation est aussi le résultat d’une activité ouvrière révolutionnaire en constant développement depuis plus de 5 ans ! Pendant ces années-là, les militants se forment pratiquement et théoriquement par une volonté d’auto-éducation, grâce aux luttes pour le droit de coalition (d’association), pour le droit de grève, grâce à de nombreuses grèves (en 1867, par exemple), des centaines de débats en réunions publiques (les clubs), trois séries de procès que la justice impériale intente à l’Internationale,— car c’est aussi la période de sa création et de sa montée en puissance très rapide (des dizaines de milliers d’adhésions d’artisans et d’ouvriers, hommes et femmes).

Autant d’étapes décisives au cours desquelles on retrouve au tout premier plan notre… Eugène Varlin.

SE RENDRE AUTONOME. Échaudée par la trahison de la petite-bourgeoisie, lors de la révolution de 1848, l’élite révolutionnaire ouvrière décide de ne compter que sur ses propres forces [5]. Ces ouvriers vont apprendre à compter, à lire, à écrire, à gérer… et étudier sérieusement les théories économiques et politiques (Proudhon, Fourier, les mutuellistes, les collectivistes) [6].

Le cas même de Varlin illustre parfaitement ce mouvement d’auto-éducation. Lui qui écrira plus tard : « Pour que l’ouvrier puisse s’éduquer, développer son intelligence, il faut réduire la journée de travail à 8 heures », s’inscrit, dès 1860, en tant qu’ouvrier relieur, à des cours du soir, après le travail. Il apprend la comptabilité [7], la géométrie, le français, le droit, et même le chant ! Autant d’atouts qui vont lui permettre de gérer des coopératives et des syndicats, d’organiser la solidarité aux grévistes, d’écrire dans des journaux, de rédiger avec clarté des déclarations politiques, d’intervenir brillamment comme orateur, de plaider en procès,d’avoir une vision très avancée sur le potentiel du mouvement ouvrier, de servir, enfin, sa classe, celle des prolétaires [8]

SOUTENIR LE SOCIALISME RÉVOLUTIONNAIRE. Varlin est intimement convaincu que les ouvriers ont besoin d’un journal pour les unir, pour discuter et propager les idées révolutionnaires. Comme il a appris à rédiger, il collabore, en 1865, au premier journal de l’AIT, la Tribune ouvrière.

Varlin veut soutenir et populariser les grèves. Il participe à la fondation de plusieurs journaux, et, en 1869, contribue au succès de la Marseillaise, le quotidien qui a le plus fort tirage de l’époque avec 100 000 exemplaires ! Il sait qu’un journal doit « être varié pour être lu » et que « les articles courts sont toujours les plus lus » par les travailleurs. Aussi recommande-t-il donc à ses camarades : « lorsque vous aurez beaucoup de faits à signaler, faites plutôt deux petites correspondances qu’une longue ». Et pour que le prix du journal ne soit pas un obstacle, il préconise les abonnements collectifs. L’ouvrier Varlin se bat pour sa classe. Il nous faut un journal, dit-il, « pour affermir et soutenir le socialisme révolutionnaire ».

Varlin est apprécié, comme le remarque Paule Lejeune, pour la justesse de ses analyses et un réalisme lié à une pratique solide.

POPULARISER ET SOUTENIR LES GRÈVES. Sous couvert de socialisme, les théories de Proudhon (voir notre numéro précédent) sont dominantes parmi les travailleurs. Ses disciples croient à une rénovation progressive de la société et à l’action individuelle. Ils considèrent la grève d’un mauvais oeil, de même que tout recours à la violence révolutionnaire. Mais Varlin se détache de ce courant. il « souligne la nécessité de préparer les grèves », « laisse entendre que la grève peut renforcer la pratique de la solidarité » et que celle-ci « concourt à la naissance ou à la croissance de la conscience de classe » [9].

Dans la pratique, il participe en 64 à une grève des relieurs, victorieuse au bout de trois semaines. Son dévouement et ses initiatives sont appréciés par ses camarades qui lui offrent une montre en argent [10]. Les années 67-69 sont marquées par de nombreuses grèves, celles des fleurs de laine de Vienne, des ovalistes de Lyon, des mégissiers parisiens,… Varlin est partout.

« Il réunit le plus de fonds possible pour soutenir la lutte. Et il organise tout un système très minutieux de collecte […] Il prend également soin de développer l’information sur ces grèves afin de casser l’isolement : il écrit, il va sur place, il parle inlassablement du rôle unificateur de l’Internationale ». Varlin organise également la solidarité entre travailleurs des différents pays. Ainsi, lors de la grève du bâtiment à Genève ou encore celle des bronziers de Paris, en 1868, pour laquelle il se rend en délégation à Londres et obtient de l’argent des syndicats anglais. Grâce à ce soutien, la grève est une grande victoire.

ORGANISER LA CLASSE OUVRIÈRE. Un rapport de police de cette époque précise : « cette idée de fédérer toutes les sociétés appartient en propre à Varlin ». Déjà,en 1857, alors qu’il est encore un apprenti âgé de 18 ans, il contribue à la fondation de la « Société civile des relieurs » ; en 1862, il travaille dans la commission chargée de la désignation des délégués ouvriers à l’Expo Universelle. De cette manière, il travaille surtout à rapprocher les ouvriers anglais et français.

C’est une des péripéties qui conduiront à la création de l’Internationale deux ans plus tard ; on l’a vu également (Partisan 193), il fonde, en 1868, une coopérative de consommateurs, La Ménagère, et un restaurant coopératif, La Marmite, dans lesquels on fait mijoter — c’est le cas de le dire — les idées révolutionnaires pour plus de 8 000 adhérents ! La même année encore, il est élu secrétaire de la fédération parisienne des sociétés ouvrières qu’il a contribué à créer. Celle-ci va regrouper jusqu’à 40 000 adhérent(e)s.

Mais tout cela n’est rien en regard des efforts acharnés qu’il fait pour unifier les ouvriers et aider à la création de sections de l’Internationale. Ainsi, rien qu’à Paris il obtient le regroupement de soixante associations ouvrières. Il se sert également de La Marseillaise pour entraîner la création de 16 autres sections de l’AIT. Il contribue à la relève de l’Internationale après chaque coup puissant porté par la justice. À peine sorti de trois mois de prison à la suite des procès de 1868, il regroupe les militants et renoue les contacts en province et les sections se remontent. Cette étape de répression/prison/reconstitution des forces transforme les militant(e)s : on devient « collectiviste » ou « communiste ». On ne croit plus à l’aménagement du système par le biais de coopératives. C’est le « renversement de la société » qui est à l’ordre du jour. Varlin écrit : « pour nous, la révolution politique et les réformes sociales s’enchaînent et ne peuvent aller l’une sans l’autre. » Nous verrons comment Varlin s’acharnera pour pousser à la création d’un parti ouvrier capable de diriger la révolution que tout le monde sent venir.

LES QUALITÉS PERSONNELLES DE VARLIN. Enthousiaste, clairvoyant, fin analyste, ferme, énergique, dévoué, infatigable, honnête, modeste, cultivé, réaliste, pratique, réfléchi… beaucoup de qualificatifs que l’on peut aligner dans n’importe quel ordre mais qui ne prennent leur véritable signification que si l’on ajoute que Varlin était un ouvrier étroitement lié à sa classe et au service de son émancipation. Par conséquent, on ne saurait être surpris de savoir que Varlin était extrêmement populaire et avait la pleine confiance de ceux pour qui il se battait. Il était donc craint et détesté par ses ennemis, les ennemis de la classe ouvrière, — qui finirent par l’assassiner.

Écoutons encore Paule Lejeune : « Partir des masses pour revenir aux masses est pour lui un principe absolu.[…] D’après son vécu et sa pratique militante, il apparaît […] comme l’un des plus ardents à vouloir regrouper, fédérer, organiser le mouvement ouvrier. Mais il refuse une gestion unilatérale, distribuant d’en haut les consignes. D’après lui, l’action doit être menée par la classe ouvrière et non pas simplement en son nom. N’est-ce pas une attitude très juste et très avancée de la part de Varlin qui pressent dès cette époque — et l’avenir ne lui donnera que trop raison— les possibilités de dégénérescence, les dangers de bureaucratisation menaçant le mouvement ouvrier ? »

Thierry Dufrenne

Le titre est issu de : Jules Vallès, L’insurgé, Livre de Poche.

Voir aussi :
- 1870 : La classe ouvrière cherche à construire son Parti (Partisan 198)
- Varlin et la cause des femmes Partisan 193

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