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Burkina : l’insurrection de 2014
Partisan Magazine N°12 - Novembre2018
Le 31 octobre 2014, le président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, prend la fuite, après 27 ans de règne, poussé hors de son palais et de son pays par une insurrection populaire. La veille, les manifestants ont, entre autres, mis le feu à l’Assemblée nationale. Tous les chefs des corps d’armée étaient réunis. Des dirigeants du « Balai citoyen » sont allés les voir : « Nous leur avons dit que nous marcherions sur Kosyam [le palais présidentiel] et qu’ils seraient tenus pour responsables de la mort de centaines voire de milliers de Burkinabé » (J. p85). Le lendemain, l’armée se joignait aux manifestants. L’insurrection était victorieuse. Mais c’est quoi, ce Balai citoyen ? Comment en est-on arrivé à un tel événement ? Et que s’est-il passé ensuite ?
COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
Le Burkina Faso vérifie cette loi (relative) selon laquelle « naturellement, c’est aux extrémités de l’organisme bourgeois que doivent se produire des explosions violentes » (Les luttes de classes en France, p. 158). Il se distingue d’autres pays d’Afrique noire comme étant petit (20 millions d’habitants, et 10 millions environ d’émigrés) ; jeune (67% de la population a moins de 25 ans - M, p241) ; pauvre (183ème sur 187 d’après l’ONU - M, p241) ; enclavé (sans débouché sur la mer) ; sans ressource minière importante (ce n’est que récemment que l’exploitation de l’or dépasse en valeur celle du coton) ; n’ayant d’autre prétention internationale que dans le domaine de l’art et de la culture (en tête de liste, le fameux Fescapo, festival panafricain du cinéma de Ouagadougou), et - pensez à Thomas Sankara [1] - dans le domaine de la lutte des classes.
En 1966 déjà, à une époque où le parti unique était la règle en Afrique, une révolte populaire avait obligé le président, Maurice Yaméogo, à démissionner. Evènement sans précédent et cependant simple accident d’une période mouvementée pour la bourgeoisie montante. L’histoire récente, qui va de 1960 à 2014, de l’indépendance à notre insurrection, peut être découpée en deux parts égales. De 1960 à 1987, durant la période de la Haute-Volta (le nom du pays change en 1984), le pays connaît quatre républiques et quatre régimes d’exception (R, p90) [2]. Le dernier « régime d’exception » est celui de Thomas Sankara. De 1987 à 2014, ce sont les 27 années de présidence de Blaise Compaoré. La vie politique et sociale reste alors active, mais essentiellement sous forme de mouvements populaires et de manœuvres présidentielles.
COMMENT UNE INSURRECTION A-T-ELLE PU AVOIR LIEU ?
Boureïma N. Ouédraogo (J, p51), divisant le dernier siècle du Burkina en trois périodes, met une coupure entre la deuxième, celles des années post-indépendance (1960-1990) et les années suivantes ; affirmant, au sujet de ces dernières : « Cette période voit la montée et la consolidation de la société civile ».
Les auteurs (référencés ci-dessous) sont unanimes ; la première phrase de chacun de leur texte présente une remarquable similitude : « Tradition de contestations populaires », « affirmation du corps social dans le jeu politique » (R, p87), « présence du mouvement social dans le paysage sociopolitique » (M, p239), « les luttes pour la démocratisation s’inscrivent dans une longue trajectoire » (J, p49). Donc, premièrement, une tradition de lutte.
Deuxièmement, une tradition de lutte radicale. « Les actions violentes semblent devenues le mode favori pour se faire entendre », « Ce qui caractérise le Burkina Faso aujourd’hui est une succession de mobilisations prenant comme terrain la rue, dépassant largement les structures organisées » (M, p245). Lila Chouli (M, p246) cite « les populations riveraines du site minier d’Essakane » :
« Nous n’avons plus d’autorité, nous allons résoudre nos problèmes par la violence Nous avons compris que le savoir-faire de nos autorités sur les sites miniers, c’est utiliser les CRS pour réprimer les populations ; pendant que les ministres en charge des Mines préfèrent aller manger avec les compagnies minières mais n’ont jamais trente minutes pour échanger avec les populations riveraines. Nous voulons voir notre police tirer sur nous. Mais nous avons aussi confiance en nous. Nous sommes sûrs que nous viendrons à bout de la mine d’Essakane ».
Troisièmement, une haine du régime qui s’accumule ; avec deux meurtres politiques, celui de Norbert Zongo en 1998, un journaliste qui enquêtait sur la corruption dans la famille du président, et celui d’un lycéen en 2011, Justin Zongo. La montée des mécontentements et des luttes culmine alors dans une sérieuse crise du régime, parallèlement au dégagisme à l’œuvre dans les pays arabes. Les mutineries au sein même de la garde présidentielle révèlent la fragilité de la dictature (M, p239-243).
En 2013, Biaise Compaoré annonce la création d’un Sénat et en 2014 prépare un changement de la Constitution pour prolonger son règne au-delà de l’échéance de 2015. C’est la goutte d’eau qui a mis le feu à la plaine !
POURQUOI UN BALAI CITOYEN ?
« Dès 2010, Smockey, rappeur et producteur burkinabé, et Sams’K Le Jah, chanteur de reggae et ancien animateur radio, commencent à s’organiser pour créer un nouveau mouvement de la société civile » (J, p56). « Les dossiers Thomas Sankara et Norbert Zongo sont bloqués depuis des années. De nombreuses organisations de la société civile - comme le collectif pour la lutte contre l’impunité (ce collectif réunit une soixantaine d’associations, de syndicats et de partis politiques d’opposition) -, qui avaient suscité beaucoup d’espoir à leur création, se sont enclavés dans une sorte de « protocole de la manifestation ». « Nous, en tant que jeunes militants de ce collectif, on s’est dit, si nos aînés n’arrivent plus à mener la barque comme nous voulons, nous ne pouvons rester inactifs, nous devons nous doter d’un cadre précis pour organiser la lutte » (ibid.).
Deux éléments, par conséquent : un clivage de générations (« jeunes » et « aînés »), et surtout une divergence tactique (avec la routine de la « manifestation »). Le Balai citoyen n’est pas seul. A la rencontre des mouvements citoyens africains de Ouagadougou de 2015, il n’est que le premier d’une liste de 17 organisations burkinabé représentées.
« Leur objectif : éveiller la conscience citoyenne de la jeunesse et veiller au respect de l’alternance démocratique » (J, p57). Le réformisme saute aux yeux (conscience citoyenne, processus démocratique), mais n’ignorez pas la dimension explosive (éveiller la conscience politique de la jeunesse). Une conscience qui s’est traduite en acte.
JEUNES RÉFORMISTES ET VIEUX MARXISTES
Le 31 octobre 2014, « l’armée a bien voulu se joindre aux manifestants et le lieutenant-colonel Zida a été désigné pour s’adresser aux citoyens. Sams’K Le Jah et Smockey ont accepté de l’accompagner à la place de la Révolution, un geste qui a choqué de nombreux manifestants, effrayés à l’idée que les militaires leur confisquent leur révolution Plus tard, Zida a été désigné comme Premier ministre de la transition » (J, p85-86).
Les organisations traditionnelles ont alors crié au « coup d’Etat militaire » [3]. Les aînés fustigent ;
« Cette erreur, ils l’ont commise parce qu’ils ne connaissent pas notre histoire. Ils ont reproduit ce qui s’est passé en 1966. Les syndicats avaient retenu la leçon, eux ». « L’année 2014 fut l’aboutissement d’un long processus dans lequel nous avons joué un rôle majeur. C’est nous qui avons posé les jalons de l’insurrection. Notre force est notre représentativité sur l’ensemble du territoire ».
Les jeunes répondent :
« Ils nous qualifient de structures fantoches. Et, quand nous avons appelé à descendre dans la rue en octobre 2014, ils s’y sont opposés. Tant que la révolution ne sera pas faite par d’authentiques révolutionnaires, elle échouera, disaient-ils ».
Ces affirmations donnent envie de poser des questions. Aux aînés d’abord : si vous étiez si forts et si représentatifs, si c’est vous qui aviez posé les jalons de l’insurrection, quel a donc été votre rôle pendant l’insurrection elle-même ?
Et aux jeunes : Effectivement, si on attend que tous les manifestants soient d’authentiques révolutionnaires, on risque d’attendre longtemps. Mais si à la direction d’une révolution, il n’y a pas de révolutionnaires authentiques, consciemment communistes ?
Nous avons évoqué les origines du mouvement citoyen. Nous pouvons ajouter qu’au sein des « organisations traditionnelles » existe la forte présence du PCRV, parti communiste révolutionnaire voltaïque, de tradition hodjaïste, c’est-à-dire ayant opté, à la fin des années 1970, avec le président de l’Albanie Enver Hodja, pour un culte du Parti rejetant en particulier l’appel à la mobilisation des masses lors de la Révolution Culturelle chinoise.
CONCLUSION
Il n’y a pas à choisir entre des proudhoniens et des blanquistes, pour prendre une comparaison historique. Avant la Commune de Paris, en 1870, Marx écrivait, au nom de l’Association Internationale des Travailleurs, dans la Seconde adresse : « Toute tentative de renverser le gouvernement serait une folie désespérée ». Pendant la Commune, il écrit (dans La guerre civile en France) : « Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière ». En 1891, dans une préface, Engels ajoute : « Vingt ans après, il apparaît qu’il y a quelques additions à faire à la peinture qu’en a donné La Guerre civile en France. Les membres de la Commune se divisaient en une majorité de blanquistes et une minorité de socialistes proudhoniens... ». Quelques années plus tard, en 1905, un curé, le pope Gapone, organise à Moscou une manifestation complètement réformiste. « Les bolcheviks marchaient avec les ouvriers. Beaucoup d’entre eux furent tués ou arrêtés. Sur place, dans les rues où coulait le sang ouvrier, les bolcheviks expliquaient aux ouvriers quel était le responsable de cet horrible forfait et comment il fallait lutter contre lui » (Histoire du PCb, p. 64).
Le personnage décisif d’une révolution est peut-être son état-major, mais le personnage principal, ce sont les ouvriers, les travailleurs, le peuple.
Références :
J : Une jeunesse africaine en quête de changement, GRIP Bruxelles 2017.
M : les mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest, L’Harmattan 2014.
R : Etat des résistances dans le Sud, Syllepse 2010.
[1] Lire "Il y a 30 ans Thomas Sankara" http://ocml-vp.org/article1838.html
[2] Sept régimes d’exception selon Lila Chouli (M p239)
[3] Au Burkina Faso, deux conceptions de la révolution », par Rémi Carayol, Le Monde diplomatique, janvier 2018