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La « révolution » de Gorbatchev vient d’en haut, mais elle ne tombe pas du ciel

Partisan N°47 - janvier 1990

Les événements qui secouent l’URSS et par contrecoup les pays de l’Est sont le débouché politique des contradictions économiques et sociales qui minent le capitalisme d’état. Gorbatchev a joué un rôle important dans le déblocage des contradictions politiques. Et s’il semble devoir réussir là où d’autres tentatives de réforme ont échoué c’est que la crise du capitalisme d’état avait atteint un degré extrême.
Cette crise n’a pas les mêmes symptômes que celle du capitalisme libéral. Ainsi l’ampleur du chômage ne peut la mesurer. Le capitalisme d’état se caractérise, comme le capitalisme libéral, par la contradiction antagonique qui oppose les ouvriers à leurs exploiteurs. Mais si cette contradiction permet de le définir comme capitaliste, il en existe d’autres particulières qui expliquent les aspects spécifiques de la crise en URSS.

Y A-T-IL CRISE DANS LES PAYS DE L’EST ALORS QU’IL N’Y A PAS DE CHOMAGE ?

Le plein emploi a toujours été présenté par le PCF comme un acquis indiscutable du socialisme réel. Un élément de son bilan globalement positif. Il est vrai que le chômage est, en URSS, pratiquement inexistant. Le Monde du 15 janvier 1986 signalait l’existence de quelques centaines de milliers de travailleurs au chômage (sur 270 millions d’habitants). Mais la plupart de ces chômeurs avaient quitté volontairement leur emploi pour échapper aux mauvaises conditions de travail ou de logement. Ces chômeurs entrent dans l’illégalité au bout de 3 mois. Si bien qu’à cette forme de chômage correspond l’important développement du travail au noir de ces 10 dernières années.

La crise du capitalisme d’état s’exprime dans son incapacité à accroître la production et à poursuivre l’accumulation. Dès les années 70, la croissance de la production s’essouffle.

Cette croissance qui était de 10% l’an dans les années 50 était tombée à 5% dans les années 70, puis à moins de 2% au début des années 80. En 1981, plus de la moitié des branches industrielles voient leur production stagner ou baisser. En particulier la production d’acier, de charbon, de matériel ferroviaire, de l’industrie agro-alimentaire (Etat du monde 82).

Si le niveau de vie s’était élevé en URSS de 1965 à 1975, il stagne depuis. La consommation régresse pour le poisson, les fruits ou la viande. Il en est de même pour les tissus et les chaussures. En 1981, le niveau de vie est en URSS inférieur non seulement à celui de l’Europe occidentale (de moitié) mais encore à celui de la plupart des pays de l’Est.

La faiblesse de la consommation privée était jusqu’alors compensée par des services sociaux relativement développés. Mais ceux-ci connaissent aussi une dégradation. Dans le secteur de la santé se met en place une médecine à deux vitesses. A côté des hôpitaux vétustes où manquent les médicaments apparaissent des hôpitaux de pointe réservés à la « nomenklatura » [1]. La part réservée aux budgets de santé et d’éducation est en régression dans le budget de l’état.

La crise a des conséquences sociales dramatiques. La dégradation du système de santé, et la hausse de l’alcoolisme conduisent, fait exceptionnel pour un pays capitaliste, à une augmentation de la mortalité infantile (qui passe de 23‰ en 1971 à 30‰ en 1980. L’espérance de vie à la naissance diminue aussi de 66 ans à 61 ans. La crise économique disloque peu à peu le tissu social, et aggrave les inégalités.

LE PLEIN EMPLOI EST-IL UN VESTIGE DU SOCIALISME ?

Faut-il voir dans ce plein emploi une conquête des ouvriers ? NON ! Le plein emploi n’est pas le résultat d’un choix social mais celui du mode d’accumulation capitaliste. L’URSS, comme les autres pays dits « socialistes », souffre d’un manque de main-d’œuvre. La formidable accumulation des années 50 s’était fait en puisant dans des réserves importantes et peu coûteuses de main-d’œuvre et de ressources naturelles. La création des kolkhozes et des fermes d’état avait libéré des ouvriers pour l’industrie. La démographie permettait d’accroître le nombre de travailleurs disponibles. L’accumulation du capital se faisait de manière extensive c’est-à-dire en augmentant en même temps la masse de capital et la masse de travailleurs employés ; mais sans accroître notablement la productivité du travail. Cette dernière est en URSS inférieure de moitié à celle des autres pays capitalistes.

Dès la fin des années 70, la tension devint extrême entre les besoins de l’accumulation et la force de travail disponible. En 1983, 94% de la population en âge de travailler était employée dont 98% des hommes. La pénurie de main-d’œuvre était estimée à 700 milles travailleurs dans l’industrie.

La faible productivité de l’agriculture ne permet plus de tirer de ce secteur des travailleurs pour l’industrie alors que l’agriculture occupe encore 19% de la population active (contre 7% en France). L’augmentation annuelle de la population en âge de travailler qui était de 1,6% dans les années 70 tombe à moins de 0,9% dans les années 80. Enfin, beaucoup de travailleurs fuient l’industrie pour travailler au noir. Aussi l’URSS fait-elle appel à des travailleurs immigrés des pays de l’Est ou du Vietnam (environ 150.000 au début des années 80).

Le capitalisme libéral élève la productivité du travail humain et la production sans tenir compte des conditions de la réalisation de cette production. Cette contradiction s’exprime alors par la baisse du taux de profit et par le chômage. Il y a alors trop de travailleurs pour que tous soient employés de manière profitable par les patrons.

La forme spécifique de la crise du capitalisme d’état est que celui-ci est incapable d’élever la productivité du travail. Cette contradiction conduit aussi à une baisse du taux de profit et à une crise de pénurie.

L’absence de chômage n’est donc pas le résultat d’une conquête ouvrière ; mais l’une des manifestations de la crise du capitalisme d’état.

EN QUOI LE CAPITALISME D’ETAT EST-IL DIFFERENT ?

Le mode d’extraction de la plus-value dans l’usine n’est pas différent de celui que nous connaissons. Les ouvriers vendent leur force de travail. Ils n’ont aucune maîtrise de l’usage qui en est fait. En théorie, il n’existe pas de marché du travail et l’emploi est garanti (le travail est un droit mais aussi un devoir). En réalité les ouvriers essayent de vendre au mieux leur force de travail en changeant d’entreprise ; et les entreprises se concurrencent pour attirer des travailleurs car il y a pénurie de bras. En moyenne 20 millions de personnes changent d’emploi chaque année (sur une population active de 135 millions). A l’intérieur des usines règne la même organisation du travail qu’ici.

Mais la bourgeoisie d’état s’approprie autrement la plus-value. Dans le capitalisme libéral, la majeure partie du profit reste aux mains du capitaliste qui l’a extraite. Une partie seulement va à l’état pour les besoins collectifs de la bourgeoisie (police, armée, administration...). La masse de profit que contrôle chaque capitaliste dépend alors de sa compétitivité. Il doit donc élever la productivité de ses ouvriers, car c’est de celle-ci que dépend sa compétitivité. Il en va autrement dans le capitalisme d’état.

En URSS, l’essentiel de la plus-value est accaparé par l’état (même si la réforme de 1965 laissait aux entreprises une part de celui-ci) ; puis re-répartie entre les branches et les entreprises. Il s’agit là, à l’origine, d’une volonté de ne pas laisser l’accumulation se réaliser spontanément selon la loi du profit. Mais si l’accumulation ne se fait pas selon la loi du profit, elle ne se fait pas, non plus, selon les besoins des masses. En fait, le total des profits à répartir est un enjeu entre les différentes fractions de la bureaucratie économique, politique et militaire. Ce n’est plus la concurrence économique qui prime mais les rapports de forces, d’influence au sein de l’appareil politique et du parti.

La prospérité des différents ministères, sous-ministères, chefs d’entreprises ne dépend pas de la rentabilité de leurs investissements mais de leur importance. D’où une tendance à dépenser sans compter les ressources-, à investir dans des projets démesurés et à délaisser la production pour la consommation de masse moins propice aux projets importants que l’industrie lourde. Le principal critère de sanction des responsables économiques reste le respect des objectifs du plan. Les chefs d’entreprise sous-estiment donc leurs capacités de production et surestiment leurs besoins en investissements et en personnel pour pouvoir sans peine réaliser le plan. Aussi l’URSS est-elle le pays capitaliste qui consacre la plus forte proportion de son revenu national à l’investissement (26% de celui-ci contre 21% en France). Cet effort se fait évidemment au détriment de la consommation des masses.

POURQUOI Y A-T-IL UN BLOCAGE DE LA PRODUCTIVITE EN URSS ?

Ce sont ces rapports sociaux qui sont à l’origine du blocage de la productivité et donc de la production.

Les salaires ont augmenté par suite de la pénurie de main-d’œuvre. Mais la pénurie de biens de consommation impose une épargne forcée importante. Les dépôts moyens dans les caisses d’épargne représentent 6 mois de salaire. Dans ces conditions, les stimulants matériels à la production perdent leur efficacité. Il est par contre nécessaire de disposer de temps pour faire les queues indispensables pour tout achat ; d’où un fort absentéisme au travail.

Par ailleurs, la crise sociale, l’absence de perspectives alimentent l’alcoolisme qui mine la santé des ouvriers. Tous ces facteurs, auxquels s’ajoutent les formes individuelles de résistance ouvrière, maintiennent la productivité du travail à un niveau très bas.

Les cadres ne sont pas poussés à rechercher une productivité accrue soit par l’intensification du travail soit par la modernisation des entreprises. En effet, ils devraient alors affronter la classe ouvrière, au risque de déclencher des conflits collectifs dont ils porteraient la responsabilité. Or, la bourgeoisie cherche avant tout à maintenir la classe ouvrière dans la passivité et un conflit pourrait nuire à la carrière des cadres qui en seraient à l’origine.

Ce compromis implicite n’est, néanmoins, pas favorable aux ouvriers. Si beaucoup d’entreprises créent des magasins d’entreprise pour faciliter l’approvisionnement des ouvriers (et lutter ainsi contre l’absentéisme), l’absence de luttes collectives maintient des conditions déplorables de travail, d’hygiène et de sécurité.

Ces rapports sociaux encouragent un mode d’accumulation extensif qui ne développe pas ou peu la productivité du travail. Cela peut paraître paradoxal alors que la déviation politique qui a favorisé la dégénérescence du socialisme faisait du développement des forces productives [2] la condition principale du progrès du socialisme. Dans le capitalisme d’état, la bureaucratie est, par rapport aux dirigeants des entreprises, un peu comme le sont les propriétaires fonciers dans le capitalisme libéral. Parce qu’elle a le monopole du pouvoir de distribution des ressources, elle prélève un revenu sur toute la société sans avoir le rôle actif dans la création de la richesse sociale. C’est cette couche parasitaire qui est aujourd’hui la cible des réformistes.

ALORS POURQUOI LA CRISE DANS LES ANNEES 80 ?

Le développement capitaliste a alors rencontré 2 obstacles. D’abord, la pénurie de main-d’œuvre déjà évoquée, ensuite l’épuisement des ressources exploitées dans la partie européenne de l’URSS. Cet épuisement oblige alors à mettre en valeur les immenses ressources de la Sibérie dont les conditions d’exploitation sont difficiles et d’un coût plus élevé (3 fois supérieur). L’URSS s’est donc trouvée dans une situation de crise de suraccumulation absolue de capital (cas évoqué par Marx seulement comme une hypothèse). Dans la surproduction relative l’accroissement du capital investi provoque une baisse du taux de profit ; mais pas de la masse de profit. Dans le cas d’une suraccumulation absolue, l’accroissement de la masse de capital engagé dans la production réduit la masse de profit.

La bourgeoisie soviétique ne pouvait plus augmenter le nombre d’exploités, ni la plus-value relative (du fait des faibles gains de productivité) ; alors même qu’elle devait fortement augmenter les salaires des travailleurs pour la mise en valeur de la Sibérie. Dans ces conditions non seulement le taux mais aussi la masse du profit tendait à baisser. D’où le ralentissement brutal de la production, et l’augmentation des chantiers de construction inachevés (plus 43% au cours du X° plan) et des usines restant en caisse.

QUELS SONT LES OBJECTIFS DE GORBATCHEV

Les objectifs de Gorbatchev ne sont guère différents de ceux des réformes tentées depuis les années 60. Passer d’un mode d’accumulation extensif à un mode intensif c’est-à-dire reposant avant tout sur le développement de la productivité du travail et générateur de plus-value relative.

Gorbatchev bénéficie de conditions économiques et politiques nouvelles. La crise rend illusoire la poursuite du développement sur les bases anciennes. La bureaucratie politique, compromise dans des affaires de corruption, est déstabilisée et n’a pas d’alternative. Le rôle des gestionnaires a été renforcé par les réformes économiques précédentes. La contradiction qui les oppose à la bureaucratie parasitaire s’exprime avec plus de force. Enfin la petite bourgeoisie souffre d’avoir vu ses conditions de vie se dégrader relativement à celle des ouvriers. Ses salaires sont du niveau de ceux des ouvriers alors qu’ils en étaient supérieurs de moitié au début des années 50. Elle aspire à voir ses compétences payées à leur valeur marchande. Il est donc envisagé de renforcer cette hiérarchie en augmentant de 30 à 35% le salaire des ingénieurs entre 86 et 91 contre seulement 20 à 25% pour les ouvriers.

La révolution gorbatchévienne est portée par la bourgeoisie productive et la petite bourgeoisie.

Les réformateurs s’appuient sur la formidable aspiration démocratique qui anime la société contre le monopole politique de la bureaucratie d’état et du parti ; monopole qui est la principale entrave à la mutation du capitalisme en URSS. Toutefois, pour mener à bout leur réforme économique, il leur faudra attaquer frontalement la classe ouvrière pour en élever la productivité, au prix du dégagement d’un chômage massif.

QUEL EST L’AVENIR DES REFORMES EN URSS

Si les réformistes ont marqué des points, ils sont loin d’avoir gagné la partie. En effet, rien de nouveau n’a encore été mis en place. L’appareil de production est désorganisé ; mais pas rénové. Le mouvement coopératif se développe ; mais ses productions ne sont accessibles qu’à la bourgeoisie. Selon les économistes soviétiques, les réformes ne permettront pas d’améliorer le niveau de vie avant 1996. Les réformistes comptent sur les investissements étrangers, sur les accords de coopérations pour redresser l’économie et restaurer peu à peu les pratiques de l’économie de marché.

L’agitation sociale prend le relais de l’agitation politique, et elle se renforcera avec les mesures de libérali-sation économique envisagées.

Au plan international, l’URSS doit accepter un recul dans ses positions et laisser ses anciens pays satellites s’ouvrir aux capitaux et à l’influence des impérialistes occidentaux. Elle doit, pour allouer ses ressources en capitaux à la production, s’engager dans un processus de désarmement et de réduction des budgets militaires.

Cette situation d’indétermination est favorable à la lutte de la classe ouvrière ; mais aussi à la constitution d’un front "grand russe" réactionnaire. L’éclatement de l’empire, les menaces qui pèsent sur certains secteurs de la nomenclature, le "désarmement" et l’instabilité sociale, peuvent donner corps à une alliance bourgeoise autour de la défense de la Russie, de l’ordre des "acquis du socialisme", dont on a vu déjà des embryons de constitution et dont l’armée, très nationaliste, pourrait être un des piliers. La crise peut déboucher sur un coup d’état militaire, si la bourgeoisie réformiste se montrait incapable de gérer les contradictions actuelles.

QUELLE ALTERNATIVE AU CAPITALISME D’ETAT ?

Faut-il en conclure, comme le font tous les médias que la faillite du capitalisme d’état (appelé abusivement communisme) consacre le capitalisme libéral comme seul capable de développer les forces productives et les besoins des masses ? Le capitalisme d’état s’est construit sur la négation des contradictions. Lénine écrivait que le monopole « ne peut jamais supprimer complètement et pour longtemps la concurrence sur le marché mondial. Mais la tendance à la stagnation et à la putréfaction propre au monopole continue à agir et dans certaines branches, ..., dans certains pays il lui arrive de prendre pour un temps le dessus ». Les libéraux pourraient, sur ce point, donner raison à Lénine. Le monopole du pouvoir, l’absence de concurrence entraîne la stagnation. Mais si les sociétés ne progressent que sous l’impulsion des contradictions sociales, toutes celles-ci ne se réduisent pas à la concurrence. Pour nous c’est la lutte des classes qui doit permettre le progrès dans une société socialiste : la lutte politique et sociale des ouvriers non seulement contre les tenants de l’ancienne société ; mais pour empêcher que ne se forme une nouvelle bourgeoisie. C’est donc une lutte constante pour l’appropriation collective et contre la tendance inévitable (mais non pas irrésistible) à l’appropriation privée du pouvoir par ceux qui l’exercent par délégation.

Nous n’avons pas découvert cette conception de la transition puisque c’est là un des apports du maoïsme. Elle doit avoir des conséquences pratiques dans la conception de la société de transition, de l’organisation de l’état, de la prise en main de l’économie, du plan. Nous sommes loin aujourd’hui de toutes les mesurer. C’est maintenant des leçons que nous tirerons des échecs passés que se dégageront des pistes nouvelles pour la lutte révolutionnaire et la transformation de la société.
G. Fabre