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Guerre contre qui, guerre avec qui ?
Partisan N°54 - Octobre 1990
La guerre, ou du moins sa perspective (la « logique », comme ils disent), fait frissonner. Angoisses des gens, discours militaristes des journalistes et hommes politiques, bruit des armes et transports de troupes remettent au premier plan la recherche de la paix, que l’on croyait enfin acquise après les bouleversements survenus à l’Est et la détente (apparente) entre les blocs.
Il y a les bellicistes, ceux qui cherchent le conflit, à l’exemple de Mitterrand, Madelin, Sergent ou Chevènement. Et il y a les pacifistes, ceux qui veulent la Paix, en particulier au PC.
« Les réactionnaires tentent de justifier la guerre comme un phénomène naturel inévitable ; non moins réactionnaires sont ceux qui, par des plans utopiques, par des phrases vides de sens, par des traités, des pactes, prétendent arriver à supprimer la guerre (...). L’impérialisme, en tant que stade du capitalisme arrivé à la période des monopoles, accentue les antagonismes dans une telle mesure que la « paix » n’est plus qu’une pause en attendant de nouvelles guerres. La surface du globe et ses richesses économiques (...) sont presque tout entières assujetties aux monopoles d’un petit nombre de grandes puissances. Mais comme le développement économique et politique des différents pays ne se fait pas à une cadence égale, il s’ensuit constamment la nécessité de refaire le partage du monde. Et, en fin de compte, ce partage ne peut se faire que par des guerres entre les principales puissances impérialistes. D’autre part, l’exploitation des centaines de millions de prolétaires et d’esclaves dans les colonies ne peut être maintenue que par des guerres d’oppression où l’on verse beaucoup de sang »
Ainsi s’exprimait déjà l’Internationale Communiste en 1928, face à l’effervescence dans le monde devant conduire dix ans plus tard à la Deuxième Guerre Mondiale. Soixante ans plus tard, on peut faire un constat similaire. Certes, la situation est peu plus complexe avec la décolonisation et l’apparition des bourgeoisies des pays dominés, cherchant à augmenter leurs parts du gâteau, face aux dominants impérialistes, ou à leurs rivaux. Mais la cause fondamentale est toujours le partage du monde entre monopoles impérialistes plus ou moins importants, constamment remis en cause par la guerre économique. La guerre militaire comme poursuite de la guerre économique sur un autre terrain n’a jamais été autant vérifiée que dans le conflit du Golfe.
Dans cette région du monde, l’origine de tous les conflits est liée à l’intervention impérialiste. Interventions britannique, française et américaine se sont succédées dans tous les pays de la zone pour préserver les intérêts liés au pétrole et s’opposer aux révoltes populaires.
Intervention française à la fin de la première guerre mondiale pour fraser une révolte arabe ayant libéré des zones importantes autour de Damas.
Colonisation de la Palestine, puis création de l’Etat d’Israël dans le but avoué d’avoir une tête de pont face aux révoltes arabes, comme le dit si bien le théoricien du sionisme Theodor Hertzl en 1917 : « Nous formerons là un des remparts de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation opposée à la barbarie ». La création d’Israël est en quelque sorte la réponse à la grande révolte ayant eu lieu en 1936-38 en Palestine, de même qu’en Egypte et en Syrie.
En 1953, c’est la CIA qui renverse le nationaliste Mossadegh en Iran, après un blocus des pays impérialistes envers le pétrole de ce pays, où le Koweït a largement joué son rôle de traître en permettant le remplacement des quantités pétrolières iraniennes bloquées.
Révolution en Egypte en 1952 et arrivée au pouvoir de Nasser, puis intervention des forces franco-anglaises à Suez en 1956 pour tenter (sans succès !) de s’opposer à la nationalisation du canal.
Intervention massive des Etats-Unis au Liban en 1958 pour éviter la contagion de la révolution iraquienne qui venait de déposer la monarchie, en même temps que les parachutistes britanniques intervenaient en Jordanie.
Etc. sans revenir sur les interventions les plus récentes au Liban où en Iran. L’impérialisme, c’est la guerre, à la fois pour défendre l’approvisionnement énergétique de l’Occident, comme pour écraser toute velléité de révolte des peuples dominés, dans ce cas les peuples arabes. C’est cela l’aspect principal du conflit du Golfe.
SUR QUI COMPTER, QUI SOUTENIR ?
Face à l’intervention de plus en plus nette des divers impérialismes (et Mitterrand a bien perdu sa retenue des premiers temps), les peuples de la région, les Palestiniens, comme une grande part des immigrés maghrébins en France, en viennent à soutenir de plus en plus nettement Saddam Hussein. Et plus le conflit dure, plus ce soutien se renforce, les réserves passées sur la situation intérieure de l’Irak étant mises de côté.
On a du mal à se situer face aux types de guerre qu’on connaissait au début du siècle :
– les conflits entre pays impérialistes et pays socialistes,
– les conflits entre puissances impérialistes entre elles,
– les conflits entre impérialisme et peuples dominés.
On se trouve face à un conflit opposant d’une part le camp de l’impérialisme, c’est une chose de claire. Et cela définit déjà sans ambiguïté l’attitude que nous devons prendre, ici, en métropole. En face, il y a une bourgeoisie d’un pays dominé, auparavant complètement soutenue par l’Occident, dont l’économie est structurée autour des liens avec ces pays, et qui pour des raisons de politique intérieure (cf Partisan n°53) et du fait de sa puissance militaire, revendique une part du gâteau plus importante.
Saddam Hussein et le régime irakien ne représentent nullement les peuples dominés ; ce qu’ils exigent aujourd’hui est seulement un petit repartage régional des richesses à leur profit. L’invasion du Koweït n’est pas le résultat d’un soulèvement populaire exigeant la récupération des richesses face à l’impérialisme, mais une opération bourgeoise visant à permettre la survie d’un régime acculé aux pires difficultés.
On peut le vérifier de plusieurs manières : le sort actuel fait aux immigrés de tous les pays en attente au Koweït ou en Irak ; le sort passé fait aux immigrés égyptiens (qui explique d’ailleurs le peu de soutien des masses égyptiennes à l’Irak) ; l’attitude par rapport au Liban et le financement des milices chrétiennes face à la Syrie, les mêmes qui ont massacré les Palestiniens dans les camps de réfugiés. Non l’Irak de Saddam Hussein n’est pas anti-impérialiste, quel que soit son discours, il cherche simplement à augmenter la part des miettes qui lui revient, sans pour autant remettre en cause l’ordre mondial et l’impérialisme.
Le problème c’est qu’il a touché à une matière sensible, le pétrole, et que les masses populaires arabes n’en peuvent plus des interventions impérialistes. Saddam Hussein étant un bourgeois assez malin, il s’appuie sur cette vague de fond pour avancer ses pions. Mais dans son intérêt propre. Jamais on ne pourra compter sur lui pour éliminer l’impérialisme de la région. Comme on n’a jamais pu compter sur aucun régime arabe. Les Palestiniens en ont fait la cruelle expérience, trahis par les régimes jordaniens, syriens, égyptiens, saoudiens, iraquiens au fil des alliances et des événements. Le seul soutien réel et constant qu’ils ont pu trouver, c’est dans les masses populaires arabes, avant tout paysannes et ouvrières. Ces mêmes masses qui aujourd’hui s’opposent à l’intervention impérialiste, mettant en danger plusieurs régimes de la région (la Jordanie est le meilleur exemple) au point d’empêcher pour l’instant l’achèvement militaire radical de l’intervention US.
Saddam Hussein n’est nullement un avenir. La solution « entre arabes » n’est qu’une illusion si l’on parle des régimes de la région. Par contre si l’on entend par là l’unité des peuples de la région contre la domination impérialiste et les gouvernements réactionnaires locaux, elle a certainement un avenir.
Dans ce conflit, on ne peut soutenir Saddam Hussein. Mais on ne peut renvoyer dos à dos impérialisme et peuples dominés, puisque c’est fondamentalement la contradiction qui mine la région, même si aujourd’hui elle apparaît de manière déformée.
GUERRE ET REVOLUTION
L’impérialisme, c’est la guerre. On ne peut compter sur la « solution arabe », ni sur l’Irak pour s’y opposer. Alors, qui soutenir, comment s’en sortir ?
Toute l’histoire montre que seules des transformations sociales révolutionnaires peuvent en venir à bout. Seule une rupture complète, économique, politique, sociale peut ouvrir la perspective à un monde pacifique et à un nouvel ordre économique mondial où les richesses seront partagées équitablement selon les besoins de chacun. Ce qui suppose évidemment un processus révolutionnaire, le renversement de tous les courants bourgeois (et l’empêchement qu’ils réapparaissent sous une autre forme !) et la prise du pouvoir par la guerre révolutionnaire. Car, on le voit dans le Golfe, les impérialistes sont prêts à tout pour défendre leurs intérêts. Mais, dans cette même région, on voit aussi l’existence de mouvements qui pourraient ouvrir le chemin à un bouleversement général de la région :
* le mouvement national palestinien, dont les trois ans d’Intifada ont plus fait avancer la cause palestinienne que les dizaines d’années d’espoirs déçus dans la diplomatie arabe. Manque encore une direction révolutionnaire capable de supplanter l’orientation réformiste de l’OLP, mais ces trois ans ont ébranlé la suprématie sioniste et donc l’ordre impérialiste.
* le mouvement national kurde en Turquie, en Iran et en Irak. S’il sait faire le bilan de l’échec des luttes passées (cf Partisan n°53) cela pourrait être une remise en cause majeure de la région. En particulier l’extension de la lutte armée en Turquie, et son refus de se soumettre à un autre pays est particulièrement notable.
Dans les deux cas (comme par ailleurs au Pérou), c’est la guerre révolutionnaire qui s’oppose à la guerre impérialiste. C’est la seule qui soit réellement efficace. Et la leçon est également valable dans les pays impérialistes eux-mêmes, même si la révolution et la lutte armée ne sont pas encore d’actualité compte tenu de la faiblesse des vrais révolutionnaires.
CONTRE LE PACIFISME
Parmi les ouvriers français, ce n’est pas le soutien à l’Irak qui domine, mais une sorte de pacifisme neutraliste, illustré par un mot d’ordre comme « Non à la guerre ». La guerre est meurtrière et coûteuse, on ne veut pas en faire les frais, on n’a rien à faire là-bas. C’est le retour à la situation d’avant, largement poussé par le PC, et même par la LCR, qui défilait le 18 septembre sous une banderole « Non à la guerre, non à l’austérité ». C’est d’une autre manière la position des anarchistes qui sont contre toutes les guerres, contre toutes les armées...
Le mot d’ordre « Non à la guerre » n’est qu’une illusion préservant la société actuelle et masquant les causes profondes des conflits. Comme s’il était possible de vivre dans un impérialisme sans guerre. Comme si notre responsabilité .de révolutionnaires dans un pays impérialiste n’était pas engagée dans ces conflits. Comme s’il était possible de rompre avec l’impérialisme sans guerre révolutionnaire. Plutôt que de répéter, nous préférons faire relire quelques fortes remarques de Lénine sur la paix, écrites en 1915 et qui n’ont pas pris une ride.
POUR LA DEFAITE DE L’IMPERIALISME FRANÇAIS
Prétendre vouloir la défaite de sa propre bourgeoisie ne peut être bien compris que si l’on est capable de s’appuyer de manière vivante sur une volonté positive de transformations révolutionnaires. En ce moment, en France, c’est être vraiment à contre-courant, car ces perspectives paraissent bien lointaines et utopiques. Faut-il pour autant baisser les bras, se contenter d’un discours général, faire dans le pacifisme ou pire rester silencieux ?
La première illustration d’un défaitisme révolutionnaire, c’est l’internationalisme, l’affirmation de la solidarité réelle avec les révolutionnaires arabes. Il en existe, et même si les contacts sont difficiles à établir, c’est une tâche importante. Nous espérons pouvoir en reparler concrètement.
Par ailleurs, la période est propice à l’activité politique, favorisée par les aspirations pacifistes (même s’il y a beaucoup d’illusions) répandues dans les milieux populaires. Aujourd’hui, ce défaitisme se manifeste avant tout dans l’affaiblissement de la bourgeoisie dans ses plans économiques et militaires. Dénonciation des multinationales de l’armement et de leur rôle dans le politique du gouvernement. Dénonciation de la militarisation de la société, des médias (pas un mot, ni avant, ni après à propos de la manifestation contre l’intervention impérialiste du 18 septembre), de l’enseignement, utilisation de toutes les possibilités ouvertes par l’actualité. On a vu poindre une possibilité lors de la réquisition des bâtiments civils pour transporter de nouvelles troupes en Arabie. La CGT a menacé un temps de refuser, pour promptement lever ses menaces. Alors qu’il y avait là une occasion rêvée de dénoncer concrètement l’intervention impérialiste, d’ébranler le consensus.
Affaiblissement, pour la défaite (« haute trahison » comme dit Lénine !), c’est la seule politique possible. Celle qui délimite les camps : d’un côté celui de l’impérialisme et de ses laquais, pour la guerre et l’ordre mondial, de l’autre celui des ouvriers en France (français et immigrés) et des peuples dominés dans le Golfe comme ailleurs, pour les transformations révolutionnaires nécessaires, même si aujourd’hui elles ne paraissent pas d’une actualité brûlante. Celle qui permet donc à la fois de préparer les meilleures conditions pour l’avenir, tout en armant le mieux les ouvriers dans l’immédiat pour rejeter le consensus, l’austérité et la guerre dans laquelle on veut les entraîner.
A. DESAIMES
Lénine et la question de la paix (1915)
La cessation des guerres, la paix entre les peuples, la fin des pillages et des violences : tel est précisément notre idéal ; mais seuls des sophistes bourgeois peuvent en faire un instrument de séduction des masses en détachant cet idéal de la propagande immédiate et directe en faveur d’actions révolutionnaires. Le terrain pour une telle propagande existe ; pour la mener, il suffit de rompre avec les alliés de la bourgeoisie, avec les opportunistes qui entravent l’activité révolutionnaire à la fois directement (jusques et y compris par la délation) et indirectement.
Le mot d’ordre de l’autodétermination des nations doit être, lui aussi, posé en liaison avec l’époque impérialiste du capitalisme. Nous ne sommes pas pour le statu quo, nous ne sommes pas pour l’utopie petite-bourgeoise qui récuse les grandes guerres. Nous sommes pour la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme, c’est-à-dire contre le capitalisme. L’impérialisme consiste précisément dans la tendance des nations qui en oppriment un certain nombre d’autres à étendre et aggraver cette oppression, à procéder à un nouveau partage des colonies. C’est pourquoi le nœud de la question de l’autodétermination des nations réside précisément, à notre époque, dans l’attitude des socialistes des pays oppresseurs. Le socialiste d’un pays oppresseur (Angleterre, France, Allemagne, Japon, Russie, Etats-Unis, etc.) qui ne reconnaît pas et ne défend pas le droit des nations opprimées à l’autodétermination (c’est-à-dire à la libre séparation) est en fait un chauvin et non un socialiste.
Seul ce point de vue permet de lutter sans hypocrisie et avec esprit de suite contre l’impérialisme, de poser la question nationale (à notre époque) d’une façon prolétarienne et non petite-bourgeoise. Seul ce point de vue conduit de façon conséquente au principe de la lutte contre toute oppression des nations, écarte la méfiance entre prolétaires des nations oppressives et des nations opprimées, conduit à une lutte solidaire, internationale, pour la révolution socialiste (c’est-à-dire pour le seul régime réalisant l’égalité en droits complète des nations), et non pour l’utopie petite-bourgeoise de la liberté de tous les petits Etats en général à l’époque du capitalisme (...).
Au lieu de permettre aux beaux parleurs hypocrites de tromper le peuple par des phrases et des promesses de la possibilité d’une paix démocratique, les socialistes doivent expliquer aux masses l’impossibilité d’une paix tant soit peu démocratique sans une série de révolutions et sans une lutte révolutionnaire dans chaque pays contre leur propre gouvernement. Au lieu de permettre aux politiciens bourgeois de duper les peuples par les phrases sur la liberté des nations, les socialistes doivent expliquer aux masses des nations oppressives que leur libération est impossible si elles aident à opprimer d’autres nations, si elles ne reconnaissent pas et ne défendent pas le droit de ces nations à l’autodétermination, c’est-à-dire à la libre séparation. Telle est la politique socialiste, et non impérialiste, valable pour tous les pays dans la question de la paix et dans la question nationale. Il est vrai que cette politique est incompatible pour une grande part avec les lois sur la haute trahison.

