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Algérie, un capitalisme pieds et poings liés à l’impérialisme
Partisan N°36 - Décembre 1988
Les émeutes en Algérie, contre le gouvernement, la pénurie, la violence de la répression ont secoué plus d’un travailleur.
Comment était-ce possible dans ce pays, à la réputation "socialiste", parvenu à l’indépendance après avoir chassé, les armes à la main, le colonialisme français ? Bon nombre pensaient que l’Algérie était quand même vraiment différente du Maroc, de la Tunisie, et donc à l’abri de tels soubresauts.
L’explosion amène à s’interroger : est-ce si différent que cela ? Quelle est la situation réelle de l’économie algérienne, quels sont les problèmes politiques qui s’y posent ?
LA RENTE PÉTROLIÈRE
A l’indépendance, le gouvernement algérien a choisi d’appuyer le développement économique sur les ressources tirées du pétrole. Compte tenu de la demande à l’époque, cela lui fournissait effectivement des moyens considérables.
Le problème des ressources pétrolières, c’est que les richesses ainsi acquises ne sont pas avant tout le fruit du travail accumulé (comme dans l’industrie) mais sont étroitement soumises aux aléas du marché mondial. Il y a un tel décalage (à l’époque) entre les besoins énormes de l’économie mondiale et la production insuffisante que les prix s’envolent et ne reflètent plus du tout la valeur réelle du produit (limitée à l’extraction et au transport). C’est le phénomène de rente.
Tant que le marché est porteur, pas de problème, les ressources financières s’accumulent. Mais cela ne correspond pas à la création de richesses véritables, d’accumulation de travail dans le pays même. Ces ressources ont un caractère artificiel.
Que les cours s’effondrent (concurrence de la Mer du Nord, du nucléaire, etc.), et la rente diminue, voire disparaît. On s’aligne alors sur les coûts d’exploitation les plus bas. Quand on sait qu’ils sont de l’ordre de 4 dollars le baril en Arabie où le pétrole affleure la surface...
Ainsi donc, l’Algérie a bénéficié durant des années de cette rente pétrolière. Ce n’était pas faux d’utiliser ces richesses. Ce qui pose problème c’est de fonder une économie là- dessus. Parce qu’on est ainsi totalement dépendant du marché, dominé par le système impérialiste en général, quelles que soient ses contradictions. En Algérie, le pétrole et ses dérivés représentent 98% des exportations. C’est-à-dire qu’en fait toute l’économie est dépendante de ces ressources. Que le prix du pétrole passe de 40 dollars le baril (en 79) à 12 dollars le baril aujourd’hui, et les rentrées s’évaporent. En 86, les ressources pétrolières ont chuté de 40%, passant de 12,7 à 7,6 milliards de dollars.
LES CHOIX DE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL
A partir de cette rente (et donc de son caractère artificiel, gonflé) l’Algérie a choisi de développer massivement l’industrie lourde.
Sidérurgie, cimenteries, raffineries ont été achetées, clés en main, aux entreprises étrangères, avec l’espoir de construire sur cette base une véritable indépendance économique.
Choix politique aux conséquences funestes :
– Plus de 50 % des investissements ont été déversés dans ces secteurs, abandonnant des secteurs fondamentaux de l’économie : logement, industrie légère, infrastructure (transport, eau, électricité).
– L’agriculture a été complètement détruite à plusieurs titres. Les meilleures terres de la côte ont été livrées à l’industrie, aucun investissement, et abandon des campagnes par une main d’œuvre attirée par l’industrie et ses salaires bien plus attractifs.
– Les usines livrées clés en main imposent une dépendance technologique (connaissances) et technique (pièces détachées) dramatiques vis-à-vis des groupes fournisseurs.
– Du fait de l’accroissement des difficultés économiques, la production de ces usines s’est de plus en plus orientée vers l’exportation (pour rembourser les dettes) et non pas vers la satisfaction du marché intérieur. Ainsi il faut au moins 5 ans d’attente, de sérieux motifs économiques et un piston d’enfer pour acheter un camion à la SNVI, alors qu’en même temps des contrats à l’exportation sont exécutés vers la Chine.
– Enfin, comble de malchance (mais peut-on parler ainsi ?) cette industrie lourde a été opérationnelle dans les années mêmes du début de la grande crise capitaliste mondiale, vers les années 75, précisément dans des secteurs en restructuration impitoyable.
Bref le mode de développement industriel de l’Algérie est un échec total pour ce qui est de construire une économie indépendante et équilibrée. C’est, à la caricature, ce que critiquait Mao à propos de l’URSS dès 1956 (voir encadré).
Le résultat est indiscutable : l’industrie algérienne est totalement soumise à l’économie mondiale et aux grands groupes capitalistes. C’est ce dont s’est rendu compte le gouvernement en 1985, à l’occasion de la modification de la Charte Nationale. Elle donne maintenant une plus grande place au secteur privé, qualifié d’instrument du développement national, qui a la possibilité d’investir dans l’industrie, la promotion immobilière alors que son développement n’était jusque-là toléré que dans l’artisanat et le commerce de détail.
En fait, la tendance date même du début des années 80, et l’Etat avait favorisé l’enrichissement du privé en le protégeant de la concurrence étrangère, et en lui garantissant un marché solvable. En 82 déjà, avec 2,3% des investissements la bourgeoisie privée réalise la moitié des bénéfices du secteur manufacturier. En 1985, elle emploie 1/4 de la main d’œuvre industrielle.
C’est la tendance actuelle du régime algérien, assez similaire à celle de la Perestroïka de Gorbatchev : libéralisme, décentralisation, encouragement au privé pour tenter de résoudre les graves contradictions issues des choix catastrophiques faits auparavant.
Les choix économiques de la bourgeoisie d’Etat algérienne n’ont eu qu’un aspect positif : ils ont permis le développement massif de la classe ouvrière, d’un prolétariat industriel concentré et puissant, dont les manifestations politiques ne sont encore qu’embryonnaires. Avec près de 50% de la population active dans les matières premières, l’industrie et le bâtiment, il y a là un potentiel important pour l’avenir de la lutte des classes. Il était déjà apparu dans la révolte de Tizi Ouzou, il sera au cœur de tous les prochains affrontements.
D’ailleurs, pour la classe ouvrière, les réformes en cours n’amènent qu’aggravations : salaires bloqués, premiers licenciements, restructurations avec l’éclatement des grosses entreprises en multiples entreprises de plus petite taille (comme la SNVI). Le souci d’améliorer la rentabilité, à la base de ces réformes se retourne évidemment en premier lieu directement contre les ouvriers.
LA DESTRUCTION DE L’AGRICULTURE
En 1962, l’agriculture héritée du colonialisme était complètement déséquilibrée, orientée vers les besoins de la France, principalement vin et céréales, accessoirement fruits et légumes, et absence totale de sucre et produits animaux.
Sous la pression populaire, Ben Bella instaure l’autogestion sur les terres coloniales (les plus fertiles). Mais ce système se heurte à des rapports sociaux hérités du colonialisme, à la rationalité capitaliste (rentabilité) environnante et au manque d’éducation politique : analphabétisme et sous formation des travailleurs, domination des couches urbaines (bourgeoises et petites-bourgeoises) dans des circuits financiers, commerciaux et technologiques en quête de rentabilité immédiate au détriment des besoins et de l’efficacité de l’agriculture.
L’autogestion devient vite une coquille vide et une véritable étatisation. Les travailleurs deviennent simplement des salariés de l’Etat, sans maîtrise de leur vie. Les revenus sont bas, et il y a donc désintérêt pour l’agriculture, exode rural vers des postes mieux rémunérés de la jeune industrie. Des réformes agraires auront lieu dans les années 60-70, pour tenter de regrouper les paysans en coopératives, de fournir méthodes et outils modernes. Mais les causes fondamentales restant inchangées (rentabilité), les résultats sont les mêmes et l’échec devient dramatique (voir encadré).
Là encore, tentatives de réforme depuis 1981. Privatisation de l’agriculture avant tout, les terres expropriées en 63 étant revendues au privé. Les crédits attribués à l’agriculture augmentent, en profitant surtout aux exploitants riches et influents, reconnus comme partenaires et facteur principal de développement de l’agriculture. En 1983, la loi d’accession à la propriété foncière agricole permet le rachat des terres des petits paysans ruinés (pour pas grand-chose) et favorise encore les paysans moyens et riches. Les résultats en production sont encore faibles, la constitution de cette nouvelle agriculture capitaliste se faisant lentement, mais la tendance est générale, avec certains succès, pour diminuer la dépendance vis-à-vis de l’extérieur.
En conclusion, il y a bel et bien un colossal problème agraire en Algérie. Mais pas du tout du même type que dans nombre de pays du Tiers-Monde où il s’agit d’en finir avec une situation semi-féodale, semi-coloniale due à la domination impérialiste.
Il s’agit de reconstruire une agriculture nationale, répondant aux besoins réels de la population, mais pas sur des bases capitalistes avec les bourgeoisies d’Etat ou privé comme s’y engage le régime. Cela ne peut conduire qu’à un renforcement du pouvoir, à une exploitation accrue des ouvriers agri¬coles en particulier et à une ruine accélérée de la paysannerie pauvre qui subsiste. C’est cela qu’on risque fort de voir dans les années à venir et qui transparaît déjà dans les "Domaines Agricoles Socialistes".
Encadrement renforcé, avec ingénieur conseil doté de larges pouvoirs sur les travailleurs et d’une autonomie complète de gestion. Au nom de la productivité, la gestion et l’organisation du travail reproduisent le travail parcellisé des usines, comme seule réponse à la sous-formation des travailleurs... Beau "socialisme" que celui-là !
En tout cas, cela indique dès à pré¬sent une voie possible alternative de reconstruction agricole : le pouvoir ouvrier dans les grandes propriétés et ces fameuses D.A.S., avec reconversion de la production (si nécessaire) vers les besoins nationaux et bouleversements des rapports sociaux capitalistes, et mobilisation de la paysannerie pauvre subsistante sous forme collective, en lui donnant les moyens matériels, financiers et politiques de s’organiser pour survivre et produire utilement.
LA DETTE, POUR COURONNER LE TOUT
L’Algérie s’est endettée considérablement (21 milliards de dollars) et se trouve évidemment étranglée par l’effondrement des prix du pétrole (plus de 5 milliards de remboursement par an).
On l’a vu, il ne s’agit pas d’une sorte de fatalité, mais de la conséquence inévitable d’un modèle de développement qui a échoué.
Mais l’Algérie se flatte d’être anti-impérialiste (!) et refuse donc les injonctions du FMI... en remboursant rubis sur l’ongle son endettement ! Ce qui veut dire serrages de vis tous azimuts, austérité, priorité aux exportations par rapport au marché intérieur, effondrement des subventions aux importations alimentaires (et donc hausse des prix) etc. etc. Paradoxalement, cette attitude puriste n’aura fait que mettre encore plus en évidence la dépendance complète vis-à-vis du système impérialiste.
EN CONCLUSION (provisoire)
– Dans tous les domaines, l’économie algérienne est sous la botte de l’impérialisme, spécialement français, 1er Client, et 1er Fournisseur.
– La bourgeoisie algérienne existe, fortement structurée dans l’armée, l’appareil d’Etat, l’industrie et l’agriculture. Elle trouve tout à fait son compte à cette soumission, bien qu’essayant d’en limiter les dégâts, sources d’explosion sociale.
– Les réformes actuelles (depuis les années 80) ont pour but d’introduire libéralisme et privatisation dans un cadre très structuré. Cela pour améliorer la productivité et desserrer l’étau extérieur.
Le problème c’est que la lutte des classes heurte de plein fouet ce projet. Le développement des luttes ouvrières, les émeutes empêchent cette restructuration de se faire en douceur, alors qu’elle suppose au contraire austérité et exploitation accrue.
– La nécessité d’une révolution saute aux yeux. Pour rompre avec l’impérialisme dans tous les domaines. Pour développer une industrie nationale répondant aux besoins réels du peuple, non pas par développement capitaliste mais sur la base de véritables entreprises socialistes. Pour reconstruire une agriculture sur ces mêmes bases. Pour dénoncer la dette et utiliser à bon escient les ressources nationales.
– Qui peut s’atteler à cette tâche ?
La bourgeoisie algérienne a eu toutes les cartes en main, elle a échoué sur toute la ligne.
Les opposants Ben Bella, Aït Ahmed ou autres également.
La paysannerie pauvre a été durement touchée, reste un allié proche, mais n’a plus pour l’instant de projet propre.
En fait seuls les ouvriers sont une classe d’avenir. Seuls ils sont capables de faire le bilan des échecs passés, de tracer une perspective de libération véritable, d’entraîner les autres couches derrière eux pour rompre avec l’impérialisme.
La classe ouvrière algérienne, au pays, est jeune, manque d’expérience. Il faut l’organiser, c’est la tâche vraiment la plus importante de l’heure.... parce que l’avenir est là, et nulle part ailleurs.
Points de repères historiques
1954 - L’économie traditionnelle est détruite par le colonialisme. Pour l’essentiel l’économie repose sur de vastes exploitations agricoles spécialisées produisant pour le marché français. C’est un capitalisme colonial, essentiellement dans l’agriculture et les mines. Seulement 50 entreprises industrielles emploient plus de 50 salariés.
La bourgeoisie algérienne, principalement commerçante et foncière, contrôle 20% de l’activité industrielle et commerciale, pratique une politique de compromis avec l’impérialisme français.
La classe ouvrière est essentiellement composée d’ouvriers agricoles : 120.000 permanents, 450.000 saisonniers, pour 120.000 dans l’industrie, très dispersés.
Les petits paysans sont majoritaires, sur 650.000 exploitations, 70% ont moins de 10 hectares.
Les cadres du FLN-ALN qui déclenchent la lutte armée sont essentiellement petits-bourgeois.
1956 - Du fait de l’intransigeance de la France et de l’adhésion des masses au FLN, la bourgeoisie algérienne se rallie à la lutte armée. Bourgeoisie libérale et traditionnelle, propriétaires fonciers...
1958-62 - La guerre, les rivalités affaiblissent le FLN en tant que parti dirigeant. La direction revient à l’ALN (Armée de Libération Nationale), la relève bourgeoise s’y prépare dès 1960. Boumediene, chef d’état-major, renforce une armée "de l’extérieur" forte, capable d’asseoir le futur état algérien.
1962 - Accords d’Evian. Départ massif des européens et donc affaiblissement de la bourgeoisie libérale (GPRA) partisane d’une alliance avec capitalistes et cadres européens. En septembre 62, l’ALN écrase les troupes fidèles au GPRA.
Achat ou accaparement des terres, immeubles, ou entreprises par la bourgeoisie. Investissement de l’appareil d’Etat par la petite-bourgeoisie nationaliste. Mouvement spontané d’occupation des terres et entreprises abandonnées par les ouvriers.
D’où expropriation complète de la propriété foncière en 63.
Ben Bella cherche à contrebalancer le poids de l’ALN en s’appuyant sur les paysans pauvres et les ouvriers agricoles : "autogestion". Mais il ne réalise pas la réforme agraire promise et ne touche pas aux intérêts fondamentaux de l’impérialisme. Développement massif de la bureaucratie et de la bourgeoisie d’état (2 emplois sur 3 créés).
1965 - Les dirigeants de l’ALN et la bourgeoisie d’état passent alliance avec la petite-bourgeoisie urbaine et les notables ruraux pour renverser Ben Bella et ses alliances de classe, renforcer l’Etat et l’économie capitaliste.
Nationalisation des secteurs-clés de la production, surtout les hydrocarbures, principale source de devises, créations d’entreprises nouvelles dirigées par des officiers de l’ANP ou d’anciens dirigeants du mouvement national. SONATRACH pétrole 79.000 employés en 79, SONACOME mécanique 30.000...
La bourgeoisie privée dans le commerce et l’industrie légère fusionne avec la bourgeoisie d’état.
En 71 il y a autant d’ouvriers dans le privé que dans le secteur national.
DES CHIFFRES QUI PARLENT TOUT SEULS
Entre 78 et 83, la population active agricole est tombée de 42% à 27% de la population active totale. On imagine l’exode rural. Seuls restent les paysans âgés, 60% d’entre eux ayant plus de 50 ans.
Les produits agricoles représentaient en 1965 37% des exportations, soit 2 millions de dollars, en 1984 seulement 0,6% soit 80.000 dollars !
Par contre les importations couvraient 10% des besoins alimentaires en 69 et 80% aujourd’hui, en mangeant toujours plus les recettes venant des hydrocarbures. Et elles représentent le tiers du total des importations du pays.
Bref, la bourgeoisie algérienne a non seulement détruit l’agriculture coloniale, mais elle a fait le nettoyage par le vide !



