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Quelques idées fausses sur la Révolution Russe
LA RÉVOLUTION RUSSE, C’EST OCTOBRE.
La révolution russe qui ne serait pas en octobre ? Vous pensez peut-être à ce décalage - de 13 jours - entre le calendrier julien, abandonné en Russie dès 1918, et le calendrier grégorien en vigueur à l’ouest de l’Europe. De ce point de vue, la prise du palais d’Hiver ne date pas du 25 octobre mais du 7 novembre. Autrement dit, la révolution d’Octobre a eu lieu en novembre. Mais on continue à « parler russe » pour les événements de 1917.
Plus sérieusement, la mobilisation populaire massive, la grève qui devient générale et principalement politique, la « révolution de la parole » qui fait qu’on ne peut plus faire une course « sans être entraîné dans une discussion politique » [1], puis le refus des forces de répression de tirer sur les manifestants, la destitution du tsar et son remplacement par un gouvernement provisoire, tout cela s’appelle une révolution et a lieu en février. Ce sont les « Cinq Glorieuses » du 23 au 27 février.
A l’autre bout de l’année, « d’octobre 1917 à janvier-février 1918, la révolution soviétique s’étendit au pays entier », dans un processus d’ « extension du pouvoir » de plus de trois mois. La révolution russe court donc de février à février, avec deux moments clés, deux prises du pouvoir, celle de la bourgeoisie en février et celle du prolétariat fin octobre.
1ère LEÇON. La prise du pouvoir par les ouvriers n’est pas un acte simple, unique, qui se produit d’emblée. Même dans un pays où la bourgeoisie est déjà au pouvoir (la France de 1830, 1848, 1870, les pays « arabes » de 2011), cette révolution commence comme une révolution démocratique et populaire. La question cruciale est de savoir si le prolétariat est en capacité de faire octobre après février. C’est la question du parti.
LA RÉVOLUTION RUSSE, C’EST LA RÉVOLUTION EN RUSSIE.
Après avoir élargi le cadre du temps, élargissons celui de l’espace. Ce que l’on appelle alors la Russie est un vaste empire multinational, avec des formes multiples d’oppression, de domination, de colonisation. Plongé depuis de longs mois dans les soubresauts de la guerre.
La révolution « russe » n’est donc pas seulement ouvrière et paysanne, elle est aussi révoltes nationales qui participent à l’écroulement du pouvoir tsariste, et à l’émancipation de la Pologne, la Finlande, l’Ukraine, la Biélorussie, des pays baltes, de la Géorgie, des nations du Caucase, de la Transcaucasie... La transformation de l’empire féodal et dictatorial en une URSS union libre de nations libérées a été un processus modèle conduit sous l’œil vigilant de Lénine, qui se méfiait de Staline particulièrement sur ce point. Jusqu’à le comparer à un « brutal argousin grand-russe » [2], c’est-à-dire violent, flic et chauvin, ce qui est tout de même assez pimenté.
D’autre part, le même Lénine ne pensait pas en termes de révolution russe, on le sait, mais de révolution européenne. Ou plutôt, il ne voyait la révolution russe que comme une composante de la révolution prolétarienne internationale. Il mettait tous ses espoirs dans la révolution allemande. Après l’échec de celle-ci, il se tournait vers les « peuples d’Orient ». Voir l’importante Conférence de Bakou en 1920 [3].
2ème LEÇON. Attention quand vous parlez de révolution dans un pays. Moins que jamais à l’époque de la « mondialisation », on ne peut limiter nos perspectives aux frontières d’une seule nation.
BELLE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE EN FÉVRIER, PUTSCH VIOLENT EN OCTOBRE.
Deux prises du pouvoir, par conséquent, celle de la bourgeoisie, et huit mois plus tard, celle du prolétariat. Comme par hasard, « l’idée selon laquelle la révolution de février aurait été une « révolution pacifique » fut l’un des mythes libéraux les plus tenaces » [4].
Officiellement, la révolution de février a fait 1433 victimes, pour lesquelles on ne peut d’ailleurs avoir toujours la même compassion. Des « policiers sont pourchassés par la foule, souvent lynchés » [5]. Fin octobre au contraire, Petrograd est remarquablement calme. « Au petit matin du 25 octobre, aucun coup de feu n’a été tiré » [6]. « Etrange journée... Les rues sont calmes, bureaux et magasins ont ouvert normalement ». « Contrairement aux images héroïques du film Octobre de Serge Eisenstein, le palais d’Hiver ne fut pas pris d’assaut : il fut envahi par quelques détachements après qu’il eut renoncé à se défendre » [7].
Il est vrai que les combats furent longs et meurtriers à Moscou, autour du Kremlin [8]. Il est vrai aussi que réussir à ce que l’ennemi « renonce à se défendre » est la meilleure réussite d’un rapport de force militaire. Mais c’est surtout le contenu de classe qui éclairent ces différences. En février, c’est l’explosion populaire, sans organisation [9] dans les deux sens du mot. Les travailleurs bravent la mort, la bourgeoisie se faufile au pouvoir. En octobre, un parti communiste organise, systématiquement, progressivement. La révolte des masses s’est transformée en rouleau compresseur, politique et militaire.
3ème LEÇON. Voir en février une belle révolution populaire, et en octobre le putsch violent d’un parti unique et autoritaire, est une tendance présente par exemple chez les libertaires. Voici le titre d’un livre paru aux Editions CNT-Région parisienne en 2003 : « Octobre 1917, le Thermidor de la révolution russe » [10] (Thermidor correspondait en partie à juillet et est devenu synonyme de victoire de la contre-révolution après celle de 1794 contre les partisans de Robespierre).
TOUT COMMENCE PAR UNE GRÈVE GÉNÉRALE.
Quelle est la situation au début de 1917 ? La guerre dure depuis plus de deux ans. « En même temps que les revers se multipliaient sur le front, la situation économique s’aggravait » [11]. « L’année débuta par la grève du 9 janvier » [12]. Avant même la manifestation des femmes du 23 février (journée internationale du 8 mars), qui constitue la première journée des Cinq Glorieuses, il y eut cette première journée marquante de l’année, le 9 janvier : « Grève de 50 000 ouvriers et manifestation à Petrograd pour commémorer le Dimanche rouge de la révolution de 1905 ». Le contenu politique qui sert d’arrière-plan à toutes les luttes est là, et il est présent dès le début, sans attendre la généralisation des luttes. C’est « À bas le tsar ! ». Traduction 2011 : « Nicolas, dégage ! »
Lénine, qui est encore en Suisse à cette date, expose, ce même jour 9 janvier, un « rapport sur la révolution de 1905 » à Zurich, devant une réunion de la jeunesse ouvrière [13]. Il rappelle non seulement la multiplication des grèves au début de 1905, mais surtout « l’enchevêtrement des grèves économiques et des grèves politiques » [14], « et ce n’est qu’à la fin de l’année que les grèves politiques finissent par prévaloir » [15]. Il conclut : « Dans l’histoire mondiale, la révolution russe (de 1905) est la première - mais certainement pas la dernière - grande révolution où la grève politique de masse ait joué un rôle extrêmement important » [16].
4ème LEÇON. Ce n’est pas la grève générale, c’est la grève générale politique. Au début, le contenu politique est en toile de fond, mais il est déjà présent. Il passe ensuite au premier plan, comme volonté de changement complet du pouvoir et de la société.
UN PARTI BOLCHEVIK UNI ET DISCIPLINÉ.
La plate-forme politique de VP affirme : « Centralisme et démocratie sont nécessaires, mais de plus ils sont liés » [17].
Ce n’est pas le moindre mérite du livre de Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir », que de rappeler la qualité démocratique du parti de Lénine, occultée par des années de vision stalinienne et de propagande bourgeoise. Tout historien un tant soit peu compétent, même anti-communiste comme Nicolas Werth, est contraint d’admettre cette réalité : « Le parti bolchevique demeure, contrairement à une idée largement répandue, profondément divisé, tiraillé entre les débordements des uns et les réticences des autres » [18]. Mais la démocratie du parti est à la fois un danger, car elle est « tiraillement », et source d’une force gigantesque, car elle est lien aux masses, conscience de leur sentiment politique dominant. Elle est reflet vivant, au sein du parti, de la dialectique parti-masses. Marcel Body, dans « Un ouvrier limousin... », confirme. Il assistait au 8e congrès du PC russe en 1919 [19] : « Parmi les délégués, l’ambiance était chaleureuse et ce n’est pas ce qui m’avait le moins frappé... Sous l’égide de Lénine, le Parti n’était pas déchiré par les conflits de personnes ni par les dissensions doctrinales ». Body suggère-t-il que tout ce qui est « doctrinal » est diviseur ? Il n’ignorait pas que Lénine était très théoricien, que sa « doctrine » unifiait, et qu’il polémiquait dur mais en toute franchise et camaraderie...
Autre exemple, autre vision. L’Histoire du PCb de l’URSS, qui date de 1938, résume les débats de la Conférence d’Avril 1917. Lénine y « développa ses thèses d’Avril » (voir article de Labeil), « Kamenev et Rykov prirent la parole contre Lénine », « Zinoviev se prononça également contre Lénine ». Rabinowitch, pour sa part, signale une résolution votée à « trente-sept contre trois ». Mais l’Histoire du PCb réussit le tour de force de conclure : « La conférence suivit unanimement Lénine » [20]. Pas majoritairement, unanimement !
5ème LEÇON. Ni monolithisme, ni démocratisme libertaire : centralisme démocratique. C’est-à-dire débat ouvert et action unifiée !
LE PARTI GUIDE LES MASSES.
Le parti guide, ce n’est pas vraiment une idée fausse, il est la conscience et l’organisation. Mais il est lui-même guidé par les travailleurs. Selon une sorte de centralisme démocratique « externe ».
Rabinowitch note [21] exprimant ici une idée force de son étude : « Les études occidentales antérieures et même soviétiques... avaient tendance à se concentrer essentiellement sur la politique au sommet ». Ce sont les rois et présidents qui font l’histoire ! Lénine le héros, ou Lénine le dictateur ; l’horrible parti bolchevik ou le grand Parti. Il s’agit d’une révolution, d’une énorme mobilisation populaire, et on a tout simplement escamoté un personnage : les travailleurs !
Rabinowitch n’ignore pas le « leadership aussi audacieux que déterminé d’un Lénine », ni « l’unité et la discipline organisationnelles légendaires des bolcheviks », mais il souligne que le parti « fonctionnait alors essentiellement comme un parti de masse ouvert, ce qui tranche nettement avec le modèle léniniste traditionnel » [22].
Ce qui tranche surtout, c’est la situation avant et après le début de la révolution. De parti interdit, persécuté sans relâche par la police politique, le parti bolchevik devient légal [23]. De parti d’avant-garde avec quelques centaines puis quelques milliers de membres, il devient un parti de masse de prolétaires, qui se mettent ainsi à l’avant-garde du pays, et qui se compte désormais par dizaines de milliers.
6ème LEÇON. La « ligne de masse » du parti communiste existait avant d’être formulée ainsi par Mao. Mais le parti est révolutionnaire et ne devient « majoritaire » (dans la lutte des classes) que pendant la révolution.
LE PARTI BOLCHEVIK VOULAIT GOUVERNER SEUL.
Le parti bolchevik (voire Lénine en personne) voulait gouverner seul et il a éliminé tous ceux qui ont fait la révolution avec lui.
On reconnait là les gémissements de tous les démocrates bourgeois et petits-bourgeois. On pense immédiatement : Mais le gouvernement mis en place en octobre comprenait les socialistes-révolutionnaires de gauche aux côtés des bolcheviks ! Nos démocrates grincheux répondront : Alliance qui fut de courte durée ; quelques mois ; les S-R de gauche ne pouvant avaler l’accord de paix de Brest-Litovsk en février 1918, ont rompu avec les bolcheviks. Mais regardez ce que dit l’ancien socialiste Body de cette question [24] : « Lénine a pris le pouvoir [seul, peut-être ?] et, par tous les moyens, entend le garder envers et contre tous ceux qui l’ont aidé à y accéder, que ce soit les S-R dits de gauche, ou même les anarchistes qui, en octobre, ont apporté tout leur concours à l’insurrection. Cela ne va pas sans me troubler. Pour dissiper ce trouble, il faudra que je me rende compte que les S-R de droite et, à partir du soulèvement d’Yaroslav, les S-R de gauche, veulent à tout prix reprendre la guerre avec l’Allemagne et, pour y parvenir, éliminer Lénine ».
Ils veulent poursuivre la guerre de concurrence avec l’Allemagne. Ils veulent surtout l’unité avec la bourgeoisie. A partir d’avril, les S-R avaient intégré le gouvernement provisoire, acceptant six postes de ministres sur treize, aux côtés des Cadets (K-D, constitutionnels-démocrates, ouvertement bourgeois). En vérité, le parti bolchevik et Lénine ne veulent pas gouverner seuls, ils veulent que le prolétariat gouverne seul. Sans la bourgeoisie ! Sans « double pouvoir ». Et on peut reprocher à tous les grands démocrates de ne pas, eux, vouloir gouverner seuls, sans la bourgeoisie ! Rabinowitch rapporte cette phrase d’un menchevik en septembre, après le départ des Cadets du gouvernement : « Les Cadets ont été éjectés du char de l’Etat, mais prenons garde à ne pas nous y retrouver tout seuls » [25]. D’autre part, dans le cours de la révolution, beaucoup de mencheviks et de S-R ont rallié le parti bolchevik, ainsi que les partisans de Trotski en juillet.
7ème LEÇON. La démocratie, le multipartisme ? Pourquoi pas, mais à une condition. Que ce soit la démocratie prolétarienne, de partis prolétariens. Et pas une demande de rester à la remorque de la bourgeoisie.
LES COMITÉS D’USINE ET DE QUARTIER, APPELÉS SOVIETS.
Nicolas Werth nous indique une différence d’échelle - il s’agit de février [26] : « En quelques semaines, des centaines de soviets, des milliers de comités d’usine et de quartier, des milices de « gardes rouges », des comités de paysans, de cosaques, de « ménagères », mais aussi des « comités de sûreté », organes conservateurs composés de notables, foisonnent. « Ouvriers, soldats, paysans, intellectuels juifs, femmes musulmanes, instituteurs arméniens envoient aux soviets, par l’intermédiaire de ‘leurs’ organisations, des milliers de motions, pétitions, adresses, doléances... ».
Les soviets sont à voir comme autant de Conseil de la Commune. Des instances politiques, mis en place en raison de la déficience du pouvoir officiel. Lénine souligne la situation de double pouvoir. Les bolcheviks s’appuieront sur les comités d’usine, d’abord très mencheviks, pour faire évoluer les soviets vers une ligne prolétarienne. Les anarchistes, comme plus tard l’Opposition ouvrière dans le parti, se détourneront très tôt des soviets, trop « bureaucratiques » [27]. Celui de Petrograd, par exemple, rassemble vite jusqu’à 3000 délégués. Un comité exécutif se réunit à part, dont les membres prennent un peu les décisions qu’ils veulent... Par contre, les multiples comités de base ne sont mobilisés que sur leur corporation, dans leur domaine. Comme pendant la Commune de Paris, un certain nombre de patrons s’étaient discrètement éclipsés. C’est l’autogestion en actes, sur un mode plus revendicatif que gestionnaire. Les bolcheviks s’appuient sur les comités d’usine, et particulièrement sur les gardes rouges, mais dénoncent l’anarchisme autogestionnaire qui laisse le pouvoir central à la bourgeoisie.
8ème LEÇON. Le soviet n’est pas un comité de base, c’est un organe local de pouvoir, et d’abord de contre-pouvoir. Soviets et comités sont un peu comme partis et syndicats.
« TOUT LE POUVOIR AUX SOVIETS » N’ÉTAIT QU’UN CACHE-SEXE POUR « TOUT LE POUVOIR AUX BOLCHEVIKS ».
Il est vrai que les changements de situations et de mots d’ordre au cours de l’année ont de quoi interroger. Fin février les soviets se créent, et soutiennent le gouvernement provisoire. Début avril, Lénine arrive, parle de « dualité de pouvoir » et lance « Tout le pouvoir aux soviets » [28]. Le contre-pouvoir soviétique « a lui-même livré et continue de livrer ses positions à la bourgeoisie ». Il faut « que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience », tandis que « nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises » [29].
En mai, des mencheviks et des S-R entrent au gouvernement. En juin, ce gouvernement décide une offensive militaire contre l’Allemagne, qui tourne immédiatement au désastre. Le 3 juillet une immense manifestation armée est suivie d’une intense répression contre le parti bolchevik, avec la complicité des partis présents dans le gouvernement et/ou majoritaires dans les soviets. Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » est « momentanément retiré » [30].
Vient en août l’attaque militaire menée par le général Kornilov contre la révolution à Petrograd. Pour résister, l’alliance avec les mencheviks et les S-R est à nouveau d’actualité. Retour en grâce également du parti bolchevik qui a largement contribué à contrer Kornilov, avec les gardes rouges, et qui peu à peu gagne désormais la majorité dans les soviets.
Mais la majorité dans les grandes villes n’est pas la majorité dans l’ensemble du pays. Et si le renversement du gouvernement de Kerenski par une insurrection n’a pas lieu avant octobre, le 2e congrès panrusse des soviets risque fort de s’y opposer, car les modérés y sont majoritaires.
Voilà les faits. Ce sont les événements qui se bousculent et font fluctuer la tactique. Et ce sont les positions fluctuantes des autres partis, un coup à gauche, un coup à droite, qui les isolent progressivement et renforcent les bolcheviks. Le parti bolchevik s’est par ailleurs, depuis des années, « formé dans la lutte... en combattant sans merci tous les autres partis » [31].
9ème LEÇON. Au début, les soviets sont la forme du pouvoir révolutionnaire enfin trouvée, du type de la Commune de 1871 [32]. Manque le contenu : Tout le pouvoir aux prolétaires ! Les soviets sont dominés par les organisations et les idéologies petites-bourgeoises, voilà le vrai problème. Il faut à la fois la propagande et l’action des militants communistes, et les événements qui leur donnent raison, pour que les travailleurs changent d’opinion, se mobilisent et s’organisent différemment, et prennent le pouvoir.
UNE RÉVOLUTION OUVRIÈRE QUI S’EST JOUÉE PRINCIPALEMENT EN VILLE.
L’Histoire du PCb remarque : « La révolution de 1905 avait montré que les Soviets étaient l’embryon d’un pouvoir nouveau, révolutionnaire... Avec cette différence toutefois qu’en 1905 c’étaient des Soviets uniquement de députés ouvriers tandis qu’en février 1917, sur l’initiative des bolcheviks (sic), furent formés des Soviets de députés ouvriers et soldats » [33].
Marcel Body note, lui aussi, à Moscou en octobre [34] : « Les militaires qui tiennent les barricades..., la plupart sont d’origine paysanne. J’apprends par la suite qu’à Petrograd également, ce sont les recrues d’origine rurale qui ont prêté main-forte aux insurgés bolcheviques ».
On ne doit pas sous-estimer non plus l’importance de « l’immense jacquerie paysanne qui embrase la Russie à l’automne 1917 » [35] dans l’analyse de la situation faite par Lénine, et dans la démoralisation des troupes et la multiplication des désertions. L’Histoire du PCb liste [36] quatre « flots révolutionnaires », évoquant le mot d’ordre « le pain, la paix, la terre, la liberté », cette dernière exprimant en particulier « le mouvement de libération nationale des peuples opprimés ».
10ème LEÇON. Le rôle historique de la classe ouvrière n’est pas de s’émanciper seule, en s’autogérant, mais de rassembler, d’organiser et de mener à la victoire les mouvements d’émancipation de tous les travailleurs et de toute la société.
LÉNINE POUSSE À LA LUTTE ET À L’INSURRECTION
« En avril et en juillet, Lénine cherchait à modérer. En août, il préparait théoriquement la nouvelle étape. A partir de septembre, il pousse, il presse de toutes ses forces. Le danger maintenant n’est point d’aller trop vite, il est de s’attarder » (Trotski, Histoire de la révolution russe) [37]. Rabinowitch confirme : « Depuis la mi-juin, Lénine avait consacré toute son énergie à éviter le déclenchement d’une insurrection » [38].
L’histoire du PCb parle même de « développement pacifique » possible de la révolution [39] : « Lénine n’appelait point [en avril] à l’insurrection contre le gouvernement provisoire, qui jouissait alors de la confiance des Soviets... Il voulait, par un travail d’éclaircissement et de recrutement, conquérir la majorité dans les Soviets... C’était s’orienter vers le développement pacifique de la révolution ». On retrouvera une problématique identique de « coup de frein » en février 1921, lorsqu’il faut signer un accord de paix avec les impérialistes allemands. « Dans la période de la révolution d’Octobre, Lénine avait enseigné au parti bolchevik l’art d’attaquer avec intrépidité et résolution, lorsque les conditions nécessaires sont réunies. Dans la période de Brest-Litovsk, Lénine enseigne au parti l’art de se replier en bon ordre, quand les forces adverses sont manifestement supérieures aux nôtres » [40].
11ème LEÇON. On ne pousse pas à la lutte, et à la prise du pouvoir, si les conditions minimum d’une victoire ne sont pas réunies. On travaille à ce qu’elles le soient. Et ceci dans le camp qui dépend de nous, celui des travailleurs : conscience et organisation !
TROTSKI FIDÈLE COMPAGNON DE LÉNINE.
Il suffit de suivre pas à pas les événements de 1917 pour rencontrer ce fait. Trotski et ses camarades de la petite organisation des « inter-rayons » adhérent au parti bolchevik au 6e congrès, qui se tient du 26 juillet au 3 août. Marcel Body conclut [41] : « Il avait rejoint trop tard le parti bolchevik pour se croire le bras droit de Lénine ». Pourtant, « l’apport de son activité révolutionnaire... a été décisif pour la révolution ». Il a été, on le sait, le principal organisateur de l’Armée rouge pendant la guerre civile.
Lénine et Trotski apparaissent comme les deux dirigeants principaux de la révolution russe. Mais le premier engage toutes ses forces pour démêler les contradictions politiques, tandis que le second les survole de la supériorité de sa forte personnalité, dans une espèce d’attitude centriste, et autoritaire. Les désaccords qui en résultent sont permanents.
Même en octobre, Trotski semble ruser entre la volonté de Lénine de renverser le gouvernement de Kerenski avant le congrès panrusse des Soviets, et l’attente de ce congrès comme étant le lieu de toutes les décisions centrales aux yeux de la majorité des travailleurs [42].
12ème LEÇON. D’une manière générale, évitons de réécrire l’histoire par esprit sectaire et fidélité dogmatique !
LA RÉVOLUTION EST VICTORIEUSE QUAND ELLE S’IMPOSE MILITAIREMENT, PAR UNE INSURRECTION.
Non, la victoire est militaire parce qu’elle est politique et non l’inverse. Ce qui ne signifie pas que la dimension militaire n’est pas nécessaire. Même si, nous l’avons vu, la prise du palais d’Hiver semble, militairement parlant, conforme à cette phrase de SunTzu : « Ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent l’armée ennemie sans combat » [43].
Mais il n’y a pas de victoire militaire sans ligne politique juste, conforme aux intérêts et aux aspirations populaires. C’est pour cela que l’insurrection ne peut avoir lieu en juillet. C’est aussi pour cela que la guerre civile contre les Blancs et les impérialistes a été gagnée, parce que les paysans ont, dans leur majorité, soutenu l’Armée rouge. Non pas qu’ils avaient été gagnés au communisme, mais parce qu’ils ne voulaient pas le retour de l’ordre ancien avec ses propriétaires fonciers.
La guerre impérialiste, de 1914 à 1917, avait fait environ quatre millions de victimes ; la guerre civile révolutionnaire de 1918 à 1921 en fera sept millions. Victimes des contre-révolutionnaires locaux et internationaux, ainsi que de la famine, du typhus, etc. Le pouvoir prolétarien est alors enfin victorieux, mais le pays est exsangue, ruiné, affamé. Même les ouvriers et les soldats commencent à se révolter. Nous reviendrons, dans le prochain numéro, sur tout ce que représente l’épisode de Kronstadt.
13ème LEÇON. Le pouvoir est au bout du fusil, mais le parti commande au fusil ! Et le seul moyen de mettre fin à toutes les guerres est de savoir mener, et gagner, la guerre révolutionnaire sur toute la planète !
UNE RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE EST UNE BONNE CHOSE À CONDITION DE NE PAS SE TRANSFORMER EN DICTATURE.
Ne voyez pas la réalité de 1917 à travers celle des années 1930 : Les soviets, dès le départ, sont « une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire un pouvoir qui s’appuie directement sur un coup de force » [44]. Ensuite, le renversement du gouvernement bourgeois n’est ni l’œuvre d’une Constituante, ni même le résultat d’un vote de congrès, mais encore « directement un coup de force ». Et après ? On démobilise ? C’est à peu près le point de vue anarchiste :
« GolossTrouda (laVoix du travail), le journal des anarchistes de Petrograd, écrivit le 20 octobre 1917, quelques jours avant l’insurrection : « Si le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination s’élimine après la victoire et cède vraiment sa place à la libre auto-organisation des travailleurs..., alors, et alors seulement, la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier les débuts d’une ère nouvelle » [45].
« S’éliminer » après octobre ! Imaginez la suite, l’ère nouvelle, en 1918, avec quatorze pays impérialistes sur le dos !
LEÇON GÉNÉRALE. La démocratie petite-bourgeoise, lors d’une crise révolutionnaire, sert de roue de secours à la démocratie bourgeoise, et entrave l’avenir de la démocratie prolétarienne.
Tome, page : Lénine, Œuvres Complètes.
Hist. du PCb : Histoire du parti communiste bolchevik de l’URSS, Moscou 1938, Norman Béthune 1971. Rabinowitch : Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La Fabrique 2016.
Werth : Nicolas Werth, 1917 La Russie en révolution, Gallimard 2007.
Body : Marcel Body, Un ouvrier limousin au cœur de la révolution russe, Ed. Spartacus 2015.
Ce texte se réfère à un nombre très restreint de livres.
C’est une manière de pouvoir en conseiller la lecture.
[1] Werth p52
[2] Lénine, T36 p622
[3] voir les déclarations de ce Congrès http://ocml-vp.org/article2136.html
[4] Werth, p31
[5] Werth, p34
[6] Werth, p110
[7] Werth, p114
[8] Body, p43
[9] Werth p35
[10] Par René Berthier.
[11] Histoire du PCb, p193
[12] idem, p194
[13] Lénine, T23, p259
[14] Lénine, T23, p264
[15] Lénine, T23, p265
[16] note : Lénine, T23, p262
[17] Cahier 4, p12
[18] Werth, p65
[19] Body, p91
[20] Histoire du PCb, p209-212
[21] Rabinowitch, p10-11
[22] Rabinowitch, p446
[23] Histoire du PCb, p203
[24] Body, p66
[25] Rabinowitch, p253
[26] Werth, p48-49
[27] Berthier, CNT, p29-36
[28] Lénine, T24, p26
[29] Lénine, T24, p15
[30] Histoire du PCb, p218
[31] Lénine, T23, p400
[32] Lénine, T24, p29
[33] Histoire du PCb, p196
[34] Body, p42
[35] Werth, p96
[36] Histoire du PCb, p236
[37] Werth, p101
[38] Rabinowitch, p62
[39] Histoire du PCb, p206
[40] Histoire du PCb, p242
[41] Body, p214-215
[42] Rabinowitch, p449
[43] L’art de la guerre, Flammarion, 2008
[44] Lénine, T24, p28
[45] Berthier,CNT, p46
