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En défense de la décroissance

Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024

26 septembre 2023 - article original : https://en.maoisme.no/2023/09/26/in-defense-of-degrowth/ - traduction OCML-VP

Voici des extraits d’une correspondance entre l’Union Communiste Maoïste, USA et les Communistes Révolutionnaires de Norvège sur le thème de la « décroissance » économique. Nous le publions dans l’espoir qu’il puisse être utile aux communistes révolutionnaires, aux écologistes et aux lecteurs de maoisme.no en Norvège et à l’étranger.
Les sections qui ne sont pas pertinentes pour nos lecteurs ou qui ne conviennent pas à la publication ont été omises ; à part cela, les lettres sont présentées dans leur forme originale.
Les documents du MCU sont disponibles sur le site maoistcommunistunion.com.
- La rédaction.

MCU : « Une autre note de désaccord »

[...]
Nous avons également lu le récent article de Reidar Knutsen sur la crise climatique sur votre site web. Nous voulions partager quelques réflexions sur le sujet. Bien que nous soyons d’accord avec l’idée que la crise climatique est inextricablement liée au capitalisme, nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que le problème principal est la croissance économique. Ceci, à notre avis, est une formulation libérale de la question. La résolution de la crise nécessitera en fait une croissance soutenue afin de disposer d’un surplus social suffisant pour investir dans la réhabilitation de l’environnement, financer des efforts massifs de R&D [recherche et développement] pour résoudre divers problèmes dans l’agriculture, la production d’énergie, la construction de nouveaux réseaux de transport, etc.

En fait, comme Marx et Engels l’ont noté, il est nécessaire de développer rapidement les forces productives sous le socialisme. Il s’agit d’une condition préalable essentielle à l’établissement du communisme. Il faut non seulement transformer les rapports de production, mais aussi développer les forces productives. Dans les Grundrisse, Marx explique le rôle central du développement des forces productives pour faciliter la transformation qualitative du rôle du travail humain dans le processus de production, qui est une étape essentielle pour surmonter la forme-valeur :

« L’échange de travail vivant contre du travail objectivé - c’est-à-dire la position du travail social sous la forme de la contradiction entre le capital et le travail salarié - est le dernier développement du rapport de valeur et de la production reposant sur la valeur. Sa présupposition est - et demeure : la masse de temps de travail immédiat, le quantum de travail employée comme facteur décisif de la production de richesse. Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de richesses effective dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend plutôt de l’état général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. (Le développement de cette science, en particulier de la science physique, et avec elle de toutes les autres, est lui-même, à son tour, en rapport avec le développement de la production matérielle). L’agriculture, par exemple, devient une simple application de la science du métabolisme matériel, de la façon la plus avantageuse de le régler pour tout le corps social. La richesse réelle se manifeste plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie - dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit, tout comme la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction, et la force du procès de production qu’il contrôle.

Ce n’est plus tant le travail qui apparaît comme inclus dans le procès de production, mais l’homme plutôt qui se comporte en surveillant et en régulateur du procès de production lui-même. (Ce qui vaut pour la machinerie vaut aussi pour la combinaison des activités humaines et pour le développement du commerce des hommes.) Ce n’est plus l’ouvrier qui intercale un objet naturel modifié comme moyen terme entre l’objet et lui ; mais c’est le processus naturel - processus qu’il transforme en un processus industriel - qu’il intercale comme moyen entre lui et la nature inorganique dont il se rend maître. Il vient se mettre à côté du procès de production au lieu d’être son agent essentiel. Dans cette mutation, ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit nécessairement cesser d’être sa mesure, et par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des puissances universelles du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production basée sur la valeur d’échange et le processus matériel immédiat perd lui-même la forme de la pénurie et de la contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps libéré, et aux moyens créés, pour eux tous. » [1]

Bien entendu, pour qu’un tel développement des forces productives ait lieu, il est nécessaire de transformer les rapports de production par une révolution afin que la société humaine puisse développer sa « compréhension de la nature et [...] sa maîtrise en vertu de [sa] présence en tant que corps social ».

S’il est vrai que les ressources de la Terre sont limitées, nous ne voyons aucune raison logique pour que la société humaine soit confinée à la Terre ou même au système solaire dans le futur. Bien sûr, c’est un problème pour l’avenir, mais le problème de la production capitaliste et de l’environnement n’est pas dû à la croissance économique en soi, mais plutôt à la contradiction antagoniste entre l’homme et la nature dans ce mode de production, qui est une expression de la contradiction entre la valeur et la valeur d’usage dans la forme-marchandise elle-même. Dans le cadre de la production capitaliste, les aspects qualitatifs des marchandises produites ne sont pertinents que dans la mesure où ils permettent à la marchandise d’être vendue, dans la mesure où ils peuvent exister en tant que porteurs d’une valeur qui peut être réalisée par le biais de leur échange. En fait, chaque progrès de la productivité exige une augmentation correspondante de la vente de plus de marchandises pour réaliser la même valeur (parce que l’augmentation de la productivité signifie que chaque marchandise individuelle nécessite moins de temps de travail socialement nécessaire).

Le fordisme et l’obsolescence programmée montrent comment les capitalistes sont contraints, par la logique de la production marchande, de fabriquer des biens de faible qualité qui se cassent plus facilement pour stimuler les ventes. Cette démarche est en partie motivée par la volonté de remédier à la surproduction, mais elle conduit clairement à un gaspillage social massif, alors qu’une grande partie de ce qui est jeté pourrait facilement être réparé et même être de meilleure qualité dès le départ. Dans le cadre du socialisme, les changements visant à produire des biens de consommation plus fiables et plus durables ne seraient pas entrepris dans le but de limiter la croissance économique, mais les ressources naturelles et le temps de travail actuellement gaspillés pour divers biens de consommation jetables pourraient être réorientés vers des tâches bien plus importantes. Cela conduirait en fait à un développement beaucoup plus rapide et plus important de l’économie, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.

Prenons l’exemple des smartphones. Actuellement, une grande majorité de la population américaine possède un smartphone, qui est généralement remplacé tous les deux ans et demi environ. Il s’agit d’un véritable gaspillage, car la production de tous les matériaux nécessaires à la fabrication des smartphones nécessite beaucoup d’exploitation minière et la technologie de recyclage n’est pas encore très développée. La quasi-totalité de ce qui est jeté est encore utile ; ce n’est tout simplement pas le « dernier cri ». Le marché de l’occasion permet un certain recyclage (les personnes qui achètent systématiquement le nouvel iPhone sont susceptibles de vendre ou d’échanger le leur), mais en général, la manière dont ces appareils sont vendus et rendus obsolètes entraîne la production d’un nombre stupéfiant d’entre eux chaque année.

Imaginez plutôt des téléphones conçus pour durer 5 à 10 ans, qui sont mis à jour et dont les composants changent, mais qui sont pris en charge pendant une longue période, qui ont de nombreuses pièces de rechange, qui sont conçus pour être très durables, réparables et recyclables, etc. La production de ces téléphones, en supposant qu’ils puissent réellement durer et être utilisés pendant 5, 6, 7, 8 ans ou plus, nécessitera bien sûr une période d’expansion de la production de téléphones pour que tout le monde passe à ces téléphones, mais une fois qu’ils seront « sur les étals », il y aura moins de téléphones produits chaque année, moins de téléphones vendus, et donc, rien qu’en regardant les chiffres bruts, ce secteur de l’économie se réduira, avec peut-être l’adaptation de certaines des machines utilisées à d’autres fins. Tout cela libérera du temps et des ressources pour d’autres activités, ce qui permettra de continuer à développer les forces productives. Et il ne s’agit là que d’un bien de consommation particulier.

En outre, même dans un pays capitaliste avancé comme les États-Unis, de nombreuses personnes vivent encore dans un dénuement matériel extrême et il est nécessaire non seulement de redistribuer les biens existants (par exemple, il y a plus qu’assez de logements vides pour loger tous les sans-abri des États-Unis), mais aussi de développer considérablement l’économie pour surmonter les contradictions entre les villes et les campagnes à de nombreux égards et de transformer l’économie en profondeur.

Comme vous le savez sans doute, après le socialisme, la société communiste n’est pas non plus un état statique, elle ouvre les portes à un développement global sans précédent de la société humaine, selon des modalités jusqu’alors inconnues. Les remarques de Mao dans Une critique de l’économie soviétique sur l’importance du développement des forces productives vous intéresseront peut-être à cet égard. Nous sommes très intéressés par la poursuite de la discussion et du débat sur ce sujet et d’autres thèmes importants avec vous, camarades !

Union Communiste Maoïste (MCU)

RK : En défense de la décroissance

Nous revenons vers vous au sujet du changement climatique et de la décroissance. Nous nous excusons pour notre réponse tardive, mais nous avons jugé nécessaire de prendre le temps de la recherche et de la discussion interne avant de rédiger une réponse. De plus, nous avons été pris par d’autres tâches. Nous tenons à souligner que même si nous ne sommes pas toujours en mesure de répondre rapidement, nous apprécions ce type de correspondance et considérons qu’elle est absolument nécessaire pour développer une ligne politique correcte sur différents sujets.
[...]

Vous écrivez : « Bien que nous soyons d’accord avec l’idée que la crise climatique est inextricablement liée au capitalisme, nous ne sommes pas d’accord avec le fait que le problème principal est la croissance économique ».

En effet, la crise climatique est inextricablement liée au capitalisme, mais l’abolition du capitalisme n’implique pas nécessairement un développement durable tant que l’économie repose sur la croissance. Prenons l’exemple de la « loi économique fondamentale du socialisme » de Staline :

« Les traits essentiels et les dispositions de la loi économique fondamentale du socialisme pourraient être formulés à peu près ainsi : assurer au maximum la satisfaction des besoins matériels et culturels sans cesse accrus de toute la société, en augmentant et en perfectionnant toujours la production socialiste sur la base d’une technique supérieure » [2].

Cette loi économique est différente de celle qui régit le système capitaliste actuel en ce sens que la force motrice n’est pas l’accumulation de capital pour elle-même, mais la satisfaction consciemment planifiée des besoins humains (matériels et culturels). Cependant, cette loi économique est intrinsèquement anti-écologique, car elle présuppose que les « besoins matériels [...] de l’ensemble de la société » sont « en constante augmentation ». L’économie socialiste doit en effet satisfaire les besoins matériels et culturels de l’humanité, et les besoins culturels de l’humanité augmenteront en effet constamment à mesure que les entraves du capital ne seront plus un obstacle à notre développement en tant qu’êtres humains à part entière, mais pourquoi les besoins matériels de la société « augmenteraient-ils constamment » ?

Sur le fait que le changement climatique est principalement causé par la croissance économique, vous écrivez que « ceci, à notre avis, est une formulation libérale de la question ».
Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Comment définissez-vous le terme « libéral » dans ce contexte ? D’après notre expérience, les « écologistes » libéraux (entendus comme des adhérents au système capitaliste) présentent rarement le changement climatique comme lié à la croissance économique, car cela nécessiterait une rupture idéologique avec le capitalisme. Ils ont plutôt tendance à pointer du doigt les modes de consommation individuels, tout en répandant des illusions sur la possibilité d’une croissance « durable » ou « verte » dans le cadre du capitalisme. La décroissance en tant que stratégie économique consciente (c’est-à-dire pas une croissance économique négative résultant d’une crise) nécessite une économie planifiée qui n’est pas basée sur le principe de l’accumulation du capital.

Nous avons du mal à comprendre ce que cela à voir avec le libéralisme tel qu’il est communément compris. Il est probablement vrai que de nouvelles technologies seront nécessaires pour guérir certaines parties de l’écosystème, mais la solution réelle aux crises climatiques et écologiques ne peut pas être technologique. Si tel était le cas, on ne voit pas très bien pourquoi ces crises ne pourraient hypothétiquement pas être résolues dans le cadre du capitalisme (et en effet, les « environnementalistes » libéraux s’appuient sur la « recherche et le développement technologique » comme solution au changement climatique). L’implication semble être que le problème n’est pas l’objectivation de la nature et sa réification sous la forme de « ressources naturelles », causant à long terme une faille métabolique, entravant la capacité de la nature à se reproduire, mais plutôt simplement que le capitalisme n’est pas assez efficace, et que le socialisme serait plus efficace. Le socialisme serait en effet plus efficace en matière de développement technologique, mais une augmentation de l’efficacité ne correspond pas nécessairement à un progrès dans la résolution des crises climatique et écologique, étant donné que le capitalisme a lui aussi considérablement augmenté son efficacité depuis le début de la prise de conscience publique de la crise climatique (et avant cela, depuis que les capitalistes connaissaient la crise climatique).

Sur la croissance économique et les forces productives

La « croissance économique » peut être définie approximativement comme une augmentation de la production globale de biens et de services au fil du temps, généralement mesurée par la variation du PIB d’une année sur l’autre. Dans une économie basée sur la production de marchandises, la production globale est mesurée comme la somme de toutes les valeurs d’échange (c’est ce qu’est le PIB). Dans une économie qui n’est pas basée sur l’échange de marchandises, la production doit être mesurée différemment, comme le volume des valeurs d’usage réelles (1000 tonnes d’acier, un million de litres de lait). Dans tous les cas, la croissance signifie une augmentation de la production. D’autre part, les forces productives sont la combinaison des moyens de production et de la force de travail humaine, par laquelle l’humanité transforme les ressources naturelles en valeurs d’usage telles que la nourriture, les vêtements, les machines, les maisons, etc. Dans le mode de production capitaliste, ces valeurs d’usage sont traitées comme des marchandises (y compris des services) qui sont vendues sur le marché. Sous le capitalisme, le développement des forces productives est mis au service de la croissance économique, ce qui n’est pas nécessairement le cas sous le socialisme.

Il est exact que les forces productives doivent être rapidement développées sous le socialisme, mais cela n’équivaut pas à une « croissance économique ». Nous avons affirmé que l’économie doit être détournée de la croissance économique (c’est-à-dire de l’augmentation constante de la production de biens et de services), et non que la poursuite du développement des forces productives n’est pas nécessaire. Il est parfaitement possible et souhaitable de développer les forces productives d’une économie tout en diminuant la transformation totale de la nature et la production de biens, c’est-à-dire d’accomplir en même temps le développement des forces productives et la « décroissance ». En fait, le développement des forces productives est une condition préalable à la décroissance, comme l’illustre l’exemple de votre smartphone.

Nous pouvons donner un autre exemple. Supposons que 10 000 travailleurs travaillent avec des fuseaux à laine, filant 5 kg de laine par travailleur et par jour. Cela donne un rendement total de 50 000 kg de laine par jour. Supposons que nous remplacions certains de ces travailleurs par des machines à filer la laine modernes et automatiques, de sorte que chaque travailleur puisse produire 50 kg de laine par jour. 1 000 travailleurs peuvent désormais produire une quantité de laine qui nécessitait 10 000 travailleurs auparavant. Nous pouvons maintenant soit utiliser les nouvelles machines à leur vitesse maximale pour maximiser la production (c’est-à-dire poursuivre la croissance), soit décider d’utiliser les forces productives libérées pour produire des vêtements de meilleure qualité qui durent plus longtemps. Un pull qui devait être remplacé une fois par an ne doit plus l’être que tous les deux ans. Nous ne devons plus produire que 25 000 kg de laine par jour. Chaque travailleur ne doit plus travailler qu’une petite fraction du temps qu’il consacrait auparavant à la fabrication de la laine. Les forces productives ont énormément augmenté - nous pouvons désormais produire beaucoup plus de laine qu’auparavant avec moins de travailleurs - mais comme la qualité des vêtements s’est améliorée et que la consommation de laine est moins importante, l’économie se contracte.

L’un des principaux problèmes de la croissance économique constante est qu’elle nécessite une dépense énergétique toujours plus importante, et la production d’énergie à grande échelle a inévitablement un coût pour le climat et/ou la nature. Il ne s’agit pas d’un problème secondaire mineur. Même si la combustion des combustibles fossiles était éliminée à l’échelle mondiale (ce qui est hautement improbable !), le caractère fini des ressources de la terre fixera des limites à la croissance. Le soleil est une source d’énergie renouvelable, mais il ne peut être utilisé pour la production d’électricité sans panneaux solaires. Dans une économie stable, il est possible d’utiliser durablement des sources d’énergie non fossiles sans empiéter sur la nature, mais tant que l’économie doit être en croissance constante, il faudrait construire toujours plus de panneaux solaires sur des surfaces toujours plus grandes. Il n’est tout simplement pas possible de croître sans détruire le climat, la nature ou les deux. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’inverser cette situation. La remédiation à long terme pourrait inclure la suppression des éoliennes dans le cadre de la restauration de la nature, mais il n’est pas possible de supprimer les éoliennes si l’on a besoin de plus d’énergie. C’est là l’impasse pour une société qui dépend de la croissance économique ; elle ne peut tout simplement pas résoudre la crise climatique sans détruire en même temps la nature.

Vous écrivez :
« La résolution de la crise nécessitera en fait une croissance soutenue afin de disposer d’un surplus social suffisant pour investir dans la réhabilitation de l’environnement, financer des efforts massifs de R&D [recherche et développement], pour résoudre divers problèmes dans l’agriculture, la production d’énergie, la construction de nouveaux réseaux de transport, etc. »

Vous dites que nous avons besoin d’une croissance soutenue pour « disposer d’un surplus social suffisant pour investir dans la réhabilitation de l’environnement » ainsi que dans divers efforts de recherche et de développement. Il est vrai que tout cela nécessitera un surplus social important, entendu comme la partie du produit social qui ne va pas à la reproduction de la force de travail et des moyens de production et qui est donc disponible pour le profit ou de nouveaux investissements. Cependant, tant qu’il existe un surplus social, il n’est pas nécessaire d’avoir une croissance économique soutenue pour financer les efforts d’assainissement, de recherche et de développement - tout ce qui est nécessaire, c’est de transférer le surplus social des profits vers l’investissement social. L’année dernière, les entreprises américaines ont réalisé 11 800 milliards de dollars de bénéfices [3]. Supposons que les États-Unis connaissent une révolution, que toutes les entreprises soient socialisées en l’espace d’un an, que tous les bénéfices soient supprimés et que l’économie passe d’une économie de croissance à une économie d’équilibre (ni croissance négative ni croissance positive). Dans ce scénario hypothétique (et, je le concède, impossible), il y aurait soudain 11 800 milliards de dollars disponibles chaque année pour la réhabilitation de l’environnement, les efforts de recherche et de développement et d’autres dépenses sociales, simplement en éliminant les profits !

Vous écrivez :
« le problème de la production capitaliste et de l’environnement n’est pas dû à la croissance économique en soi, mais plutôt à la contradiction antagoniste entre l’homme et la nature dans ce mode de production, qui est une expression de la contradiction entre la valeur et la valeur d’usage dans la forme-marchandise elle-même. »

C’est exact. Et bien sûr, la croissance économique n’est pas mauvaise dans toutes les situations. Lorsque nous parlons de « décroissance », nous parlons de l’ensemble de l’économie mondiale actuelle. Celle-ci doit être réduite, car l’énergie nécessaire à cette production détruit nos conditions de vie (nature et climat). Il n’est pas possible aujourd’hui de réduire l’impact sur le climat et la nature de la révolution industrielle menée par le capitalisme, sans une autre révolution sociale qui remplace la croissance économique par la décroissance économique dans son ensemble. Certains secteurs de l’économie devront bien sûr continuer à croître afin de faciliter les solutions permettant d’équilibrer les besoins humains avec les limites fixées par le climat et la nature, tout en permettant la réparation des dommages qui ont été causés.

Vous écrivez :
« Dans le cadre du socialisme, les changements visant à produire des biens de consommation plus fiables et plus durables ne seraient pas entrepris dans le but de limiter la croissance économique, mais les ressources naturelles et le temps de travail actuellement gaspillés pour divers biens de consommation jetables pourraient être réorientés vers des tâches bien plus importantes. Cela conduirait en fait à un développement beaucoup plus rapide et plus important de l’économie, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. »

Nous ne savons pas exactement à quoi vous pensez dans la dernière phrase. Nous considérons l’ « économie » comme une mesure de la production. Par conséquent, une économie plus importante est synonyme d’une plus grande production. Toute production nécessite de l’énergie, et nous ne pouvons donc pas, dans les circonstances actuelles, avoir une croissance nette de l’économie mondiale. Si c’est ce à quoi vous pensez dans cette phrase, nous ne sommes pas d’accord. Si, en revanche, vous pensez aux forces productives et/ou à la qualité de ce qui est produit, nous sommes d’accord.

Marx envisage une société où les hommes « combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature » :

« A ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine » [4].

À l’opposé, le capitalisme est synonyme d’extraction prédatrice, à court terme et avide des ressources de la nature. Aujourd’hui, on en voit déjà les conséquences. Dans la nature, il existe plusieurs « points de basculement écologique », où des changements quantitatifs progressifs atteignent soudainement un seuil et provoquent des changements importants et irréversibles. En voici quelques exemples :
• Lorsque les populations d’espèces animales sont réduites progressivement au fil du temps jusqu’à ce qu’un seuil soit atteint, après quoi elles disparaissent soudainement.
• Lorsque la déforestation des forêts tropicales entraîne une diminution des quantités de pluie, ce qui provoque l’érosion de la forêt et sa transformation en désert (c’est la forêt elle-même qui crée la base de la pluie, et non l’inverse) .
• Lorsque le réchauffement climatique entraîne divers changements, tels que le dégel de la toundra arctique, qui provoquent à leur tour davantage d’émissions de gaz à effet de serre et accélèrent le changement climatique dans une boucle de rétroaction négative.

Croissance régionale et sectorielle, décroissance mondiale

Nous pensons qu’il est urgent d’arrêter et d’inverser la croissance économique à l’échelle mondiale afin d’éviter un changement climatique irréversible et de combler le fossé métabolique entre l’humanité et la nature. Il est évident que cela ne doit pas se limiter à une réduction quantitative de la production mondiale sans tenir compte des besoins des régions, pays et secteurs particuliers ; il est nécessaire d’inverser le développement inégal qui est conduit et exacerbé par le système mondial capitaliste-impérialiste.

En Norvège, seuls 40 à 50 % des aliments que nous consommons sont produits dans le pays, et nous sommes de plus en plus dépendants des importations, principalement en provenance des pays de l’UE [5]. Le poisson de Norvège est expédié en Chine sur de grands cargos pour y être fileté et emballé, avant d’être réexpédié vers le marché européen (une partie est même vendue en Norvège !) [6]. Cette pratique est « rationnelle » du point de vue des entreprises monopolistiques, mais hautement irrationnelle du point de vue de l’humanité et de la nature. Il serait évidemment moins coûteux pour le climat que le poisson soit fileté et emballé en Norvège, même si cela coûterait plus cher à Findus en raison de l’augmentation des coûts salariaux. Une expansion de l’industrie du filetage et de l’emballage sur la côte norvégienne entraînerait une croissance au niveau local et sectoriel, mais contribuerait à la décroissance au niveau international, car elle permettrait une diminution du transport maritime international (rappelons que le transport maritime mondial contribue à 3 % des émissions mondiales de carbone) [7].

En guise de conclusion

Tout ceci nous indique que la seule façon d’éviter une catastrophe climatique et environnementale totale est de révolutionner notre mode de vie et de production, et de changer radicalement notre rapport à la nature. En particulier, la combustion mondiale de combustibles fossiles doit être réduite de manière drastique à court terme. Le principe de la « croissance pour la croissance » doit être remplacé par celui de la « satisfaction des besoins humains dans les limites écologiques ».
Pour quiconque s’intéresse un tant soit peu aux effets de l’homme sur le climat et la nature, il n’est pas difficile d’arriver à la conclusion que la croissance économique est la cause du problème et non une partie de la solution. Nous savons parfaitement que le terme « décroissance » n’a pas été inventé par des marxistes, mais par des militants écologistes libéraux et des chercheurs de l’académie bourgeoise. Cependant, ce n’est pas une raison pour rejeter complètement les idées des études sur la décroissance - nous devrions plutôt nous inspirer de leurs points positifs tout en critiquant leurs limites.
La conclusion logique d’un véritable engagement en faveur de la décroissance est que le capitalisme doit disparaître. Les jeunes militants écologistes du monde entier en prennent de plus en plus conscience, mais ils n’ont pas d’alternative réalisable, car la seule alternative réalisable est celle qui nécessite une rupture révolutionnaire avec le système actuel. Notre tâche, en tant que communistes travaillant au sein du mouvement écologiste, devrait être de souligner l’impossibilité de résoudre les crises climatiques et environnementales sous le capitalisme, et d’éloigner le mouvement des tendances réformistes, étape par étape. Nous sommes fermement convaincus que seule la révolution prolétarienne peut résoudre les problèmes posés par le mouvement écologiste.

[1Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Gründrisse »), Editions sociales 2011, p660-662

[2Staline, « Les Problèmes économiques du socialisme » - 1951

[3U.S. Bureau of Economic Analysis, “Table 6.16D. Corporate Profits by Industry”. Non-daté. Consulté le 17 juin 2023.https://apps.bea.gov/iTable/?reqid=19&step=3&isuri=1&1921=survey&1903=239

[4Karl Marx « Le Capital » Livre III – Chapitre 48

[5Idem

[6Kildahl, Kjersti. “Ti fakta om norsk matindustri – status og utvikling.” Nibio. 12 avril 2021.
https://www.nibio.no/nyheter/ti-fakta-om-norsk-matindustri–status-og-utvikling

[7Transport & Environment. “Ships.” Non-daté. https://www.transportenvironment.org/challenges/ships/

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