Approfondir > Xénophobie et enjeux de classe, un débat

Xénophobie et enjeux de classe, un débat

Il n’est pas coutume pour Voie Prolétarienne de publier un article de Annie Lacroix-Riz dont les positions politiques sont éloignées des nôtres, tant du point de vue des enjeux politiques actuels (elle est proche du PRCF), que par rapport au bilan de l’expérience socialiste en URSS, ou de par sa propension à voir la lutte des classes trop sous l’angle des complots. Son article qui répond à celui publié, sur le site de Médiapart, par Pascal Maillard professeur à l’université de Strasbourg, a le mérite de rappeler un certain nombre de faits importants.

Le premier est d’affirmer que la « dérive de Sarkozy » répond à une logique de classe de la bourgeoisie. Cette dernière est déstabilisée par la crise économique. Son gouvernement est discrédité. Il doit imposer des « réformes » qui toutes vont dans le sens d’une aggravation des conditions de vie des prolétaires (salaires retraites, scolarité, santé,…). Pascal Maillard pose la dérive sécurité et xénophobe en soi sans la mettre en rapport avec des enjeux de classe. Annie Lacroix-Riz a raison de souligner que « quand, en haut, on veut tout casser, on pratique une politique d’apparence absurde, qui confronte ses victimes d’en bas à l’incompréhension totale ». De même, elle rappelle justement que « Globalement, c’est nous qui, assurément sans le vouloir, trahissons nos propres intérêts au profit de ceux d’en face, lesquels ne trahissent jamais les leurs, parce qu’ils sont servis par des mandataires efficaces, parce que strictement contrôlés (nous ne pouvons en dire autant) ». Comme elle dit justement que la « gauche de gouvernement » est largement liée au capital financier. Hier, comme aujourd’hui.

Toutefois, cette contribution est marquée par certaines « limites ». La premier est dans le titre lui-même. Annie Lacroix-Riz oppose idéologie et instrument de classe. Cette opposition est surprenante de la part d’une historienne qui se réfère au marxisme. L’idéologie est précisément un instrument de classe. Sans doute le plus efficace pour maintenir la dictature de la bourgeoise. Seule sa domination idéologique permet de comprendre pourquoi les prolétaires trahissent leurs intérêts « sans le savoir ». Pour qu’il en soit autrement, il faut que la classe ouvrière s’organise en Parti, du moins sa minorité la plus consciente. Or du Parti, il n’en est point question. C’est donc la deuxième « limite ». S’agissant de l’expérience du Front populaire, elle critique justement les positions des socialistes et des radicaux, mais elle ne dit rien de l’attitude du PC lui-même. Il y a pourtant bien des choses à dire. D’abord son ralliement au drapeau tricolore, à la Marseillaise, bref à la république bourgeoise et au nationalisme. Sans doute le PCF n’a-t-il pas été xénophobe, mais seulement nationaliste bourgeois. Mais cette idéologie l’éloignait de l’internationalisme, comme on le verra à l’occasion de la lutte de libération du peuple algérien.

Revenons au débat posé par P. Maillard. La politique de Sarkozy est-elle xénophobe ? La xénophobie est la haine de l’étranger. Mais Sarkozy est-il hostile aux américains, Allemands,… ? Non ! Son gouvernement chasse les immigrés africains ou autres, les roms. Ce n’est pas une xénophobie généralisée, mais une xénophobie sélective qui est alors du racisme. Les campagnes et des mesures prises par le gouvernement ont bien pour objectif de faire passer les « réformes » évoquées ci-dessus, de faire baisser les salaires… mais n’y voir que cela, c’est sous-estimer deux choses : les contradictions du capitalisme et de la bourgeoisie, facteurs d’affaiblissement de cette classe, comme l’importance de l’idéologie dans sa domination. C’est la troisième limite de la réponse de Annie Lacroix Riz à P. Maillard. La politique Sarkozienne et l’idéologie qu’elle développe, ont pour objectifs de diviser et d’unir : diviser les exploités, unir (ou tenter d’unir) autour des intérêts de la bourgeoisie certains secteurs de la petite bourgeoisie, et même certains secteurs arriérés du prolétariat.

Lorsque Pascal Maillard dans l’article critiqué par Annie Lacroix-Riz affirme que « c’est un fait unique dans l’histoire de notre république finissante : un homme a inventé l’insécurité et la xénophobie d’Etat comme stratégie de gouvernement et arme politique », il se trompe. Le fait n’est pas nouveau. Annie Lacroix- Riz dit combien dans les années 1930, les gouvernements successifs ont activé la menace de certains étrangers pour assure l’hégémonie politique et donc idéologique de la bourgeoise en divisant les prolétaires. Des expulsions massives (en un jour et par trains au début des années 30) des polonais du nord, jusqu’aux décrets lois de 1938. Ce qu’écrit alors Daladier est dans la même veine que ce que peut dire le gouvernement actuel. Daladier écrit alors au président de la république le 1é novembre 1938 : « Les décrets des 2 et 14 mai dernier, qui réglementent en France la situation des étrangers, ont clairement marqué la discrimination que le Gouvernement entendait faire entre les individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité, et la partie saine et laborieuse de la population étrangère ». Concernant la naturalisation, il écrit encore : « il convient de faire le partage entre les bons éléments et les indésirables qui, pour être exclus de notre territoire, ne doivent évidemment pas pouvoir s’intégrer dans la collectivité française ». Déjà l’opposition entre les « bons étrangers » et les « indésirables » qui fait peser la menace sur tous. Par ailleurs, les décrets établissent « que la naturalisation ne devait plus comporter l’octroi immédiat du droit de vote ; le nouveau français doit faire son éducation de citoyen de la République, avant d’y exercer un droit souverain. […]. Il nous a paru qu’il convenait de ne conférer la qualité d’électeur qu’au bout d’un délai de cinq ans ». Sarko n’est est pas arrivé là, mais, la réforme du code de la nationalité qu’il envisage va dans ce sens.

Gilles Fabre

La xénophobie n’a pas fonction idéologique : elle est un instrument de classe

Cette indignation contre l’ignominie est lyrique et émouvante, mais il convient de rappeler que la xénophobie, brandie pour la énième fois en France, n’a pas fonction idéologique : pratiquée avec intensité en temps de crise, avec une efficacité particulièrement redoutable dans les pays colonisateurs (la France le fut et le demeure de fait), elle a caractérisé la Troisième république finissante, particulièrement l’ère Daladier-Reynaud, et elle s’insère pleinement dans la lutte pour l’écrasement des salaires – c’est à dire pour le maintien, voire l’augmentation du profit, rendue possible par la division des salariés (entre femmes et hommes, étrangers et Français, jeunes et vieux, etc.). Elle a obtenu l’aval, alors officiel, de la « gauche de gouvernement », qui était précisément « aux affaires », différence (une des seules) avec la situation actuelle (nous sommes actuellement dans la phase d’assaut du genre Doumergue-Laval), et qui en prit donc l’initiative officielle. Or, l’initiative alléguée fut dictée par les puissances d’argent – c’est la chambre de commerce de Paris, haut lieu du grand capital français, fief de la Confédération générale du patronat français (CGPF), ancêtre du MEDEF, qui dictait à Daladier et à ses ministres leurs textes de 1938-1940 contre les étrangers en général et les juifs étrangers en particulier. Je dis bien dictait, stricto sensu, comme s’en vantait alors le président de ladite chambre devant ses mandants en assemblée générale (preuves écrites à l’appui, puisqu’il comparait les textes soumis aux ministres aux décrets finalement pris) (cf. l’article joint paru dans le récemment défunt Siné Hebdo en mai 2009, « “La chasse aux clandestins ” de la 3e République agonisante »).

C’est aussi la dimension essentielle de la lutte contre les fonctionnaires, loi LRU comprise, dont ceux-ci n’ont pas pris la mesure. Le sort de notre mouvement l’a démontré en 2009. A l’université, on a eu tendance à croire que l’offensive thatchérienne était idéologique, imputable à un analphabète ignorant des lettres (l’un n’empêche pas l’autre : il vaut mieux pour incarner la lutte contre l’intellect choisir autre chose qu’un fin lettré) et mise en œuvre par une administration débile, procédant à des réformes « absurdes » (pas de langue vivante au CAPES de langue, et autres fantaisies de la même farine, quelle idiotie !). Quand, en haut, on veut tout casser, on pratique une politique d’apparence absurde, qui confronte ses victimes d’en bas à l’incompréhension totale, comme, par exemple, la semaine de six jours et les 48 h hebdomadaires légales rétablies en novembre 1938 dans une France où la moyenne de la semaine de travail était de l’ordre de 36 h.

Ce que Naomi Klein qualifie de « stratégie du choc » a une longue histoire, dans la guerre sociale, laquelle ne relève ni des sentiments ni des états d’âme qui sont au cœur du généreux texte cité par Ophélie Hetzel. Georges Sadoul, dans son Journal de guerre, cite le cas de la suppression du congé dominical par « une grande banque » parisienne, congé remplacé par « deux demi-journées de congé qu’on ne pourrait jamais bloquer en une seule », ce qui accablerait les familles, « surtout les femmes ». Quand la jeune secrétaire « catholique bien-pensante [et…] bien élevée » de l’établissement réclama en 1939 à son sous-directeur le retour au repos dominical en arguant que « la banque n’en marcherait pas plus mal. Pourquoi prendre une mesure si inhumaine ? », il « rican[a] : “Mais parce que maintenant nous vous tenons, ma petite” » (Journal de guerre (2 septembre 1939-20 juillet 1940), Paris, Les Éditeurs français réunis, 1977, p. 105). L’assaut contre les retraites a été lancé non pas parce que nous vivons plus vieux, mais parce que la « réforme », partagée par la droite prétendument « républicaine », l’extrême (dont la première ne se distingue plus guère) et la « gauche de gouvernement », qui y a souscrit quand elle était « aux affaires » et œuvrait aux traités « européens ». Il va nous ramener aux retraites de misère d’avant-guerre, et a exactement la même fonction que la gigantesque injustice fiscale, la chasse aux étrangers, le combat contre le statut de la fonction publique (désormais sérieusement entamé), etc. Quand nous-mêmes et nos organisations de défense renouerons avec ces analyses couramment faites au cours de la crise systémique des années 1930 par la fraction radicale, très affaiblie aujourd’hui, du mouvement ouvrier – et avec l’action y afférente ‑, nous nous battrons plus efficacement contre l’ennemi commun aux Roms, français ou étrangers, aux étrangers (pauvres, pas riches) en général et à nous-mêmes.

Le capitalisme en crise ne « trahi[t pas ses] lois » en œuvrant comme il le fait actuellement, il les met en pratique, comme dans les crises de 1873 et 1929-1931. La droite se fascise aujourd’hui comme elle s’est fascisée dans l’entre-deux-guerres, la gauche de gouvernement ne « baisse [pas] les yeux », elle est fidèle à elle-même, privée de politique de rechange parce qu’elle ne dispose d’aucun moyen contre le grand capital, qui la contrôle en large part : c’est un fait, pas un jugement idéologique – ceux qui en doutent n’ont qu’à faire un long stage dans les fonds BA et GA des Renseignements généraux aux archives de la Préfecture de police ou dans la série F7 du ministère de l’intérieur, aux Archives nationales, qui pourra les conduire jusqu’à une période assez récente pour certains dossiers des APP. Cette gauche convaincue que le capitalisme relève de la même fatalité que la pluie et le beau temps ne se donnera pas davantage d’alternative en 2012, elle le reconnaît d’ailleurs avec une grande simplicité, et le Canard enchaîné (de la semaine dernière, à propos de F. Hollande) n’est pas le seul à le dire ‑ alors que Daladier, chef du parti radical, fit semblant de virer à gauche avant les élections de Front populaire. La population française ou « le peuple de gauche » ignorait en 1936 que Blum et Vincent Auriol tenaient leur programme socio-économique de la Banque de France et des éléments français (issus de la Banque de France) de la Banque des règlements internationaux. Nous n’avons pas l’excuse d’ignorer aujourd’hui que le Parti socialiste, même parmi les adversaires personnels de M. Strauss-Kahn, n’a pas d’autre politique que celle dictée par le FMI – c’est à dire par le club constitué depuis juillet 1944 par les classes dirigeantes de nos pays et celles des États-Unis, garantes en dernière analyse ‑ jusqu’à nouvel ordre, du coffre-fort des premières.

Tant que nous considérerons qu’aborder ces questions signifie « sortir du cadre de la défense syndicale » ou assimilée, nous perdrons avec la même régularité que nous avons perdu, sans interruption, depuis 30 ans. D’ailleurs, la victoire sociale de 1936 ne fut pas électorale – le programme social et économique de Blum était celui de l’austérité financière de la Banque de France, mais elle fut exclusivement due à l’action de mai-juin 1936 des salariés français, favorisée par les « unitaires » et combattue par la majorité des « confédérés » (dont nos actuelles « directions syndicales » sont presque sans exception héritières) ; elle donna un répit, un vrai, aux familles d’immigrés, victimes depuis le début de la crise d’un véritable harcèlement, policier notamment, répit malheureusement très bref (voir plus haut). « La gauche de gouvernement » a bien vite, après ce grand succès mal préservé, préparé dans une mesure considérable la voie à Vichy, y compris en matière d’immigration, propos, je l’affirme, absolument non polémique.

Globalement, c’est nous qui, assurément sans le vouloir, trahissons nos propres intérêts au profit de ceux d’en face, lesquels ne trahissent jamais les leurs, parce qu’ils sont servis par des mandataires efficaces, parce que strictement contrôlés (nous ne pouvons en dire autant), ne cessent jamais de « raisonner », c’est à dire calculent tous leurs coups, au millimètre près (ça marche tant que nous ne bougeons pas). Ils n’abdiquent jamais. Jusqu’ici, c’est dans le seul camp des salariés que l’abdication a régné. Il n’y a pas de « clercs » en général, il y a des « clercs » qui servent des intérêts de classe, et ceux qui nous accablent, réduisant nos salaires directs et indirects, choisissent, pour nous le faire accepter, ils ont bien raison, ceux et seulement ceux qui leur sont dévoués. Il ne nous reste qu’à recréer les instruments de défense qui rendront visibilité et écho aux « clercs » qui servent notre camp. Il y a du chemin à faire.

Nous avons autant ou davantage besoin de lucidité socio-économique et politique (et de connaissance froide de l’histoire) que d’indignation épique (relisant Les Misérables, je reconnais cependant ce que nous devons aux élans de Victor Hugo, et admire le vaillant Baudin, qui déclara : « Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs [par jour] ! » avant de se livrer au feu des putschistes de décembre 1851). Il s’impose naturellement de signer toutes les pétitions de défense des Roms, ce que j’ai fait, comme nous tous sans doute. Mais on les défendrait mieux, ainsi que la majorité des gens qui vivent en France, nous compris, en tenant compte de ce qui précède et en renonçant à rêver à 2012, le rêve ayant des chances de virer au cauchemar. Voir les cas grec, espagnol, etc.

Annie Lacroix-Riz

Soutenir par un don