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Qu’est-ce que le campisme ?
Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024
Mao Zedong a dit : « les multiples principes du marxisme se ramènent en réalité à une seule phrase : on a raison de se révolter ». Le marxisme ne vaut que s’il est un outil pour la libération de la classe ouvrière et de tous les opprimés. C’est pour cela Marx et Engels ont appelé à faire la révolution, « l’acte le plus autoritaire qui soit », et à priver au moins pour un temps les exploiteurs et les oppresseurs de leur liberté d’agir. Certes dès 1917, les bolcheviques de Lénine ont dû combattre des fractions des classes populaires, notamment des paysans et paysannes qui avaient pris les armes contre la révolution. Pour les anarchistes, c’est une contradiction insupportable : « vous dites on a raison de se révolter, mais si on a raison de se révolter on a aussi raison de se révolter contre ce que vous appelez Révolution ».
Pour d’autres que l’on retrouve parfois à LFI, parfois à la « gauche » du PCF, mais qui se disent parfois « révolutionnaires », « marxistes-léninistes » et ou « décoloniaux », c’est tout le contraire : tout Etat qui réprime ses oppositions, y compris ses oppositions ouvrières, est légitime à le faire pour l’instant qu’il le fait au nom du « socialisme » (comme en Chine) ou de la défense de l’indépendance nationale contre de supposés complots occidentaux (comme en Iran, Syrie, Algérie…). C’est ce que nous appelons « campisme » : passer de « on a raison de se révolter » à « on doit soutenir des dictatures bourgeoises » et « on a raison de réprimer », au nom de considérations géopolitiques foireuses. Alors que notre solidarité devrait d’abord aller aux opprimés et aux exploités, pas à ceux qui les exploitent et les oppriment.
Le marxisme face à la division du monde en camps
Pour les marxistes le monde et chaque nation se divisent fondamentalement en deux camps : le camp de la classe ouvrière et celui de la bourgeoisie, et les autres classes se groupent autour de ces deux classes en lutte. Comme Marx et Engels l’ont écrit dans leur Manifeste de 1848 « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Pourtant pour faire avancer et triompher leur cause, ils ne peuvent se désintéresser des conflits entre Etats. Ainsi Marx et Engels inciteront les prolétaires à prendre le parti des Etats bourgeois et démocratiques dans les conflits qui les opposent aux Etats féodaux, puis Lénine et Mao les inciteront à prendre le parti des Peuples et Nations colonisées et dominées, contre les Grandes Puissances impérialistes qu’ils considèrent comme « réactionnaires sur toute la ligne ».
Aux origines du campisme
A partir de la naissance de l’URSS, les intérêts du premier Etat socialiste et ceux de la révolution mondiale rentrent fatalement en contradiction. L’URSS doit faire de la diplomatie et nouer des alliances, y compris avec des Etat capitalistes. Mais Lénine crée aussi une Internationale Communiste qui doit préparer la Révolution Mondiale et qu’il veut indépendante des intérêts de l’Etat soviétique. Après avoir essayé de la transformer en instrument d’influence au service de la diplomatie soviétique, Staline finit par la dissoudre en 1943 à la demande de ses alliés occidentaux.
Après 1945, le président Truman se lance dans une politique d’« endiguement » (containment) de l’influence soviétique en Europe et en Asie, avec entre autres la création d’ alliances militaires anticommunistes (OTAN en Europe, OTASE en Asie). En réponse le n°3 soviétique Jdanov développe en 1947 sa théorie des « deux camps ». Pour lui les Partis Communistes du monde entier doivent mobiliser la classe ouvrière pour la défense du « camp socialiste », de ses alliés (Inde, Indonésie, Egypte, Syrie) et des mouvements de libération nationale. Dans ce plan, les communistes français sont « invités à relever le drapeau de l’indépendance nationale » c’est-à-dire à détacher la France de l’OTAN et des projets d’intégration européenne.
Dans les années 60, la Chine Populaire rompra avec l’URSS en l’accusant entre autres de sacrifier les mouvements de libération nationale pour ses intérêts de grande puissance. Pourtant, plus tard dans les années 70, la Chine se rapprochera des impérialistes européens et japonais, et même des USA. Les promoteurs de cette politique sont le centriste Zhou Enlai et le droitier Deng Xiaoping (réhabilité en 1973 après sa destitution pendant la Révolution Culturelle). Ce dernier tentera d’imposer en 1974 aux mouvements marxistes-léninistes du monde entier une « Théorie des Trois Mondes » qui subordonnait l’activité révolutionnaire aux intérêts géopolitiques de l’Etat chinois.
Persistance du campisme après la chute du mur de Berlin
En 1989, le bloc de l’Est se désagrège. Les USA vont chercher à profiter de la situation pour ouvrir à ses produits l’ensemble des marchés nationaux qui leur étaient jusque-là interdits. C’est ce qu’on appellera bientôt la « mondialisation néo-libérale ». Cette ouverture sera imposée aux récalcitrants y compris par la guerre, comme en Irak en 1991, puis en ex-Yougoslavie (1995 et 1999), en Afghanistan (2001), et de nouveau en Irak en 2003. On trouvera alors des militants et des militantes « anti-impérialistes » pour soutenir Saddam Hussein, Milosevic voire les Talibans sous prétexte que tout ce qui est anti-américain va dans le bon sens. On se retrouve avec ce paradoxe : il n’y a plus de camp socialiste, même en parole, mais il reste une sorte de campisme sans camp, de campisme purement négatif, anti-américain.
Les USA se présentent alors comme le gendarme du monde, et s’inventent un « droit d’ingérence » qui n’est que le masque du droit du plus fort exercé au nom de la démocratie. En 2000, Poutine arrive au pouvoir en Russie et affirme la volonté de reconstruire la puissance russe. Il commence par se poser en défenseur du multilatéralisme et du « droit westphalien », qui est le droit des Etats à disposer de leurs peuples comme ils l’entendent (et dont le soutien à Assad est une bonne illustration). Il y a eu des pseudo-communistes pour soutenir ça, et pour l’oublier dès que Poutine a invoqué son propre « droit d’ingérence » pour envahir l’Ukraine. Mais les vrais communistes savent que l’émancipation des opprimés ne peut qu’être l’œuvre des opprimés eux-mêmes, avec la solidarité des opprimés du monde entier.
En 2009, a lieu le premier sommet annuel des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) qui deviendront les BRICS deux ans plus tard en incluant l’Afrique du Sud. En 2024, les BRICS sont devenus les BRICS+, en intégrant l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran. Beaucoup de pays ont assisté en observateurs au récent sommet de Kazan. La Turquie d’Erdogan, membre de l’OTAN, a même déposé sa candidature pour le prochain sommet. La Russie a essayé de convaincre ses partenaires de commercer en monnaies locales et non en dollars (ce qui permettrait de neutraliser les sanctions internationales qui la touchent). Une fois de plus, il s’est trouvé des « anti-impérialistes » pour se réjouir de « la fin de l’Occident ».
On ne versera pas une larme pour l’Occident, qui en plein génocide de Gaza, continue à vendre des armes à Israël, tout en distribuant des paroles hypocrites aux peuples palestinien et libanais. Mais l’Union de Poutine, de Modi, de Xi Jinping, du maréchal Sissi, de l’émir Ben Zayed et des dirigeants iraniens n’a rien à voir avec l’internationalisme prolétarien. Nos alliés sont leurs victimes. Un changement de leadership impérialiste n’améliorera en rien le sort des prolétaires du monde.
En attaquant « l’Impérialisme occidental » on présente souvent l’impérialisme français comme une semi-colonie de l’impérialisme. On voit ainsi des « anti-impérialistes » prendre la défense des anciens ministres des affaires étrangères de l’Etat français, le mitterrandiste Védrine et le gaulliste De Villepin. Regretter le bon temps du « gaullo-mitterrandisme », c’est regretter les crimes de De Gaulle, Mitterrand et Chirac en Afrique, justifiés au nom de « l’indépendance nationale ». De Villepin a dit non à la guerre US en Irak, pour des raisons plus pétrolières et géopolitiques que morales, il a fait aussi la guerre au peuple ivoirien pour contrer l’influence US en Afrique. Quant à Védrine il a joué un rôle déterminant dans le génocide rwandais pour les mêmes raisons.
L’« axe de la résistance », un bloc de l’Est de substitution
Parmi les campistes, il faut parler spécifiquement des plus radicaux en parole, ceux qui sont prêts à reconnaître que la Russie, voire que la Chine sont impérialistes et que l’Iran tape un peu trop fort sur son propre peuple, mais que tout de même, ce sont des soutiens indispensables de l’axe de la résistance qui s’effondrerait sans eux.
L’ « axe de la résistance », c’est le Hamas, le Front Populaire de Libération de la Palestine, le Mouvement pour un Jihad Islamique Palestinien, le Hezbollah, les Houthis du Yemen et l’Iran des Mollahs… Bref c’est ce que les médias bourgeois appellent les « proxys » de l’Iran, mais ces soi-disant proxys ne pourraient rien s’il ne s’appuyaient pas sur des dynamiques populaires de résistance totalement légitimes et à soutenir : la lutte des peuples palestinien, libanais, et yéménite… L’idéologie de ces mouvements peut être confuse voir totalement réactionnaire, ils participent de cette résistance et parfois la dirigent. Si l’Iran ne les aidait pas militairement et financièrement, ces mouvements auraient certainement beaucoup plus de mal à résister, et l’Iran attend en contrepartie de cette aide non seulement de l’influence mais aussi que les mouvements qu’ils sponsorisent affirment publiquement leur solidarité sans faille à chaque fois que le pays est menacé. On est ainsi sidéré de voir certains militants français dans le mouvement palestinien rendre hommage au président iranien Raïssi, alors qu’ils savent très bien que c’était un bourreau !
Il n’y a plus de camp socialiste ni de pays socialiste pour aider les peuples en luttes. Les peuples utilisent comme ils le peuvent les contradictions inter-impérialistes au milieu de la guerre mondiale en préparation, les Ukrainiens et même les Kurdes du Rojava ont bien demandé des armes aux USA…
Un campisme atlantiste
Croire que les USA sont restés ce qu’ils étaient à l’époque d’Abraham Lincoln est aussi absurde que de croire que la Russie est restée ce qu’elle était à l’époque de Lénine. Les deux pays sont désormais impérialistes et l’impérialisme c’est la réaction sur toute la ligne. Trump comme Harris c’est la réaction parce que les deux partis démocrates et républicains sont au service de la bourgeoisie impérialiste US, particulièrement agressive du fait de l’expansion chinoise et lorgnant sur le pétrole iranien. Trump est peut-être le meilleur ami de Netanyahou mais c’est Biden qui a financé comme jamais le génocide à Gaza et Harris continuera à le faire, car les USA ont besoin d’Israël contre l’Iran.
Certains campistes pro-Poutine ne savent tellement plus où ils habitent qu’ils osent présenter Trump comme un homme de paix parce qu’il a fait ami-ami avec Poutine ou Kim Jong Un !
Les illusions sur la supériorité morale des démocrates par rapport aux républicains et des USA par rapport à la Russie sont très fortes dans la petite bourgeoisie de gauche qui écoute France Inter et qui lit Mediapart. Ces illusions sont liées aux illusions sur la démocratie bourgeoise. Elles peuvent conduire certains groupes d’extrême gauche (comme PEPS ou le NPA) à une forme de « campisme atlantiste ». Le NPA a ainsi longtemps refusé de soutenir la révolution démocratique au Rojava sous prétexte qu’elle faisait le jeu d’Assad et des Russes contre ce qu’ils appelaient encore la révolution syrienne. De la même façon dans le conflit ukrainen en cours, le NPA apporte un soutien à peu près inconditionnel à la bourgeoisie ukrainienne et à Zelenski alors que nous essayons de notre côté de rechercher et de soutenir les éléments qui lient la résistance-antirusse à des positions révolutionnaires et prolétariennes.
Pour nous il y a bien une guerre mondiale en préparation, mais cette guerre sera injuste des deux côtés, car ce sera une guerre de pillage et de partage des richesses des peuples dominés. Nous devons toujours mettre en avant l’intérêt de la classe ouvrière et des peuples opprimés, quels que soient les camps dans lequel les Etats impérialistes cherchent à les engluer.
Il y a deux camps et deux seuls : le camp de la révolution, de la classe ouvrière et des peuples en lutte, et le camp de l’impérialisme et de la réaction bourgeoise, quel qu’en soit le leadership.

