Approfondir > Les soulèvements de la Terre... soulèvent de bonnes questions

Les soulèvements de la Terre... soulèvent de bonnes questions

Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024

Quel est ce mouvement, créé en janvier 2021 – il n’y a pas 4 ans – et qui rassemble des milliers de militants et de manifestants, en particulier contre les méga-bassines actuellement ? 150 comités locaux en France tout de même, et ceci après la tentative de dissolution par Darmanin. Comment fonctionne-t-il, et surtout quelle est sa ligne politique, son but, ses perspectives ? Toutes les réponses à ces questions se trouvent dans un livre-manifeste qui vient de paraître :
Premières secousses, Les Soulèvements de la terre, La Fabrique 2024, 296 pages, 15,00 €

Vraiment passionnant. Le résumé des aventures, de Notre-Dame des Landes à La Rochelle en passant par Sainte-Soline, vaut à lui seul le détour. Voyez seulement la première initiative massive (pp. 23-30), l’embellissement et le « désarmement » des installations de Lafarge et Eqiom dans le port de Gennevilliers en juin 2021. Le récit est émaillé de questions simples et complexes à la fois. Pourquoi cibler les bétonneurs ? Comment faire pour que chacun sache « dans quel type d’action il s’engage » - tous ne viennent pas de XR (Extinction-Rébellion) – et en même temps garder « un certain degré d’opacité » pour ne pas être accueillis par une armée de flics ? Et comment agir en alliance avec les ouvriers du lieu, caristes, chauffeurs de bétonneuses, plutôt sympathisants de l’action ? (Cette alliance avec les ouvriers, c’est « une piste à creuser » - p. 27). Enfin, comment échapper à la dictature des médias qui, soit vous ignorent, soit vous salissent (de violents « écoterroristes ») ? Dans le cas présent, ce fut la première tactique : « une très faible couverture médiatique », et les industriels « n’ont même pas porté plainte ».
Au-delà des récits et des questions tactiques, ce livre vaut surtout pour toutes les questions politiques et stratégiques qu’il pose de front, ce que beaucoup de militants évitent de faire. Deux chapitres sont d’ailleurs sous-titrés « Position », l’un au début, « Faire atterrir l’écologie » (p. 15), l’autre vers la fin, « All power to the people » (p. 216), suivi de la partie 4, « Bâtir une organisation pas à pas ». La grandeur et les limites de cette grande coordination y apparaissent clairement. Trois exemples.

1. La question des classes sociales.
La masse intellectuelle petite-bourgeoise qui entend incarner la terre qui se soulève, converge naturellement avec celle des petits paysans, plus précisément ceux de la Confédération Paysanne. Mais la main est toujours tendue aux ouvriers et autres travailleurs, qui ne restent pas seulement « une piste à creuser » signalée en passant. Ils sont présents et nommés plus d’une dizaine de fois (pp. 27, 44, 83, 85, 113, 118, 122, 123, 134, 148, 192, 259). Les ouvriers agricoles, bien sûr, mais aussi les sans-papiers du bâtiment, tous les ouvriers d’usine…
Nos écolos font de cette classe des travailleurs l’objet de leur « contradiction principale » (p. 122) : « Là réside la principale contradiction de l’écologie : la difficulté à articuler finement le nécessaire démantèlement des infrastructures écocidaires et l’émancipation sociale des travailleurs qui les font tourner. Comment s’y prendre, bout par bout, pour que démanteler ne signifie pas désindustrialiser et délocaliser ? ».
La question de la classe ouvrière est donc ouverte ? En réalité, elle n’est que partiellement entrouverte. Il ne s’agit surtout pas de retrouver un « sujet principal », politique et historique (p. 259) : « L’appréhension du prolétariat comme une classe unifiée est devenue loin d’être évidente et le sujet s’est considérablement diffracté. Les mouvements des cinq dernières décennies ont vu l’émergence d’une variété d’autres sujets – jeunes, femmes, précaires, habitant-es des quartiers populaires, paysan-nes du Sud global -, vecteurs de révoltes et bouleversements sociaux substantiels. Les Gilets jaunes ont rappelé qu’à tout moment des soulèvements majeurs pouvaient surgir des couches déconsidérées de la société. Mais ni les uns ni les autres n’ont prétendu endosser le rôle historique dédié à l’immense peuple des ateliers et des usines. De fait, la foi en l’émergence d’un sujet collectif qui combinerait le fait d’occuper LA position capable de produire des transformations attendues et la conscience révolutionnaire qui va avec s’est dissipée. S’il n’y a plus un groupe social suffisamment cohérent chargé de redessiner le monde à sa guise, l’appréhension d’un bouleversement conséquent tend alors à devenir composite, à s’appuyer sur différentes entités, issues de différentes positions sociales et portées par différents intérêts à agir. »
Un grand mouvement composite, rassemblant des intérêts différents, voilà une belle définition de la manière dont les Soulèvements se pensent eux-mêmes. Ils substituent donc à une articulation organisée une macédoine de « peuple entier », à la mode très classique de la petite-bourgeoisie.

2 . La question du réformisme.
Deuxième exemple de question stratégique abordée : réforme ou révolution. Les Soulèvements se permettent de se réclamer en même temps de la révolution (« La révolution est un horizon », p. 227), et de refuser de se prononcer (« échapper à l’alternative rouillée entre réforme et révolution », p. 223). Car le point commun des réformistes et des « néo-léninistes verts », c’est de « dire que l’État est le seul acteur à la hauteur de l’urgence » (p. 216). Cependant, « les mouvements qui se réclament des changements par en bas semblent eux aussi échouer à arracher des victoires conséquentes, ou des victoires tout court » )p. 217).
Une troisième voie, proche de la deuxième, consiste à cultiver les ZAD (p. 224). « Au lieu de chercher à transformer, par le haut ou par le bas, une structure sociale verrouillée de toute part, il devenait possible de la trouer en certains points précis, capables de rayonner très largement. » « Par la force de l’exemple, par des expériences à petite échelle, qui naturellement échouent toujours » (écrivait Karl Marx en 1847).
Les Soulèvements optent donc pour une quatrième voie, un ensemble composite là encore, la recherche d’une bonne stratégie à travers des tactiques variées. « Il n’est pas certain pour le moment que ce sillage dessine une stratégie unifiée » (p. 225).
Nous sommes en recherche : c’est à la fois honnête, ouvert, et inquiétant.
Une remarque à ce sujet (des questions stratégiques). Les Soulèvements sont bien placés pour savoir que, dès qu’on ne se contente pas de paroles et de démarches légales mais qu’on attaque concrètement le système économique ou politique capitaliste, on trouve très rapidement en face de soi « des détachements spéciaux d’hommes armés » (dixit Lénine). Un décisif « moment de bascule » dans le « rapport de forces » (p. 227) ne sera atteint que si les travailleurs ont aussi leurs propres détachements (le moins spéciaux possible) d’hommes (et de femmes) en armes. Un demi-Etat, une dictature du prolétariat : le mot d’ordre central de Marx. Sur ce sujet, les libertaires, comme les trotskistes, ignorent totalement la lutte gigantesque des ouvriers chinois de 1967 contre l’apparition spontanée d’une nouvelle bourgeoisie après la prise du pouvoir révolutionnaire. Pourquoi ?

3. La question de l’organisation.
« Bâtir une organisation pas à pas. » Le plus étonnant, c’est qu’après avoir déclaré « Nous nous inscrivons plutôt dans la tradition autonome » (p. 224), les Soulèvements, confrontés aux problèmes d’organisation réels, et pas à des principes abstraits, semblent prêts à réinventer l’eau tiède – ou plutôt ici le marxisme-léninisme -, comme une grande nouveauté créatrice – mais à ne surtout pas se rapprocher du marxisme-léninisme en question. Jugez-en.
Il nous faut « un espace de coordination formalisé, assurant la continuité entre les moments d’assemblée » (p. 247). Bien qu’étant une coalition, un mouvement, nous devons aussi « nous doter de structures propres, durables et d’espaces de décisions réactifs » (p. 241). Pourtant, nous ne devons pas « confondre domination et structuration d’une capacité collective à agir » (p. 243). Bref, sortir de « la tyrannie de l’absence de structures, au sein de groupes informels, où l’horizontalité apparente et l’opacité des critères de décision favorisaient leur accaparement par certains » (p. 249).
Sont donc nécessaires : « Un espace de coordination formalisé » - un parti, un comité central, avec ses commissions ? « Articuler horizontalité et verticalité » (p. 245) – selon le principe du centralisme démocratique ? Et même, « reconnaître que nous pouvons maintenir notre niveau d’exigence sur l’organisation du mouvement parce qu’un certain nombre de personnes sont à la tâche à plein temps » (p. 76) – des révolutionnaires professionnels ?

Alors, les libertaires s’inquiètent !
Tous ces problèmes pratiques militants, et ces questions théoriques d’un mouvement réel, sont perçues comme des dérives par un certain nombre de libertaires. Les éléments « composites », imposés par la dimension nationale massive et en partie internationale des Soulèvements, sont, c’est vrai, relativement étrangers à la tradition anarchiste et libertaire.
La revue Courant Alternatif de l’OCL (organisation communiste libertaire), présentant ce livre Premières secousses, tient à rappeler qu’il faut « éviter que des décisions qui concernent l’ensemble ne soient prises que par un petit groupe jugé plus apte ». Il faut « nourrir l’horizontalité et rester autonome » (n° 324, été 2024, page 16).
Le 10 juillet 2024, Indymedia Nantes publie un compte-rendu de deux jours d’échanges, un texte de 54 pages intitulé « Adresse ouverte aux comités locaux des Soulèvements de la terre ». Le point de départ est de la même eau :
« On constate des méthodes d’organisation et de décisions au sein des Soulèvements de la terre qui nous renvoient à des vieilles recettes que l’on n’aime pas, comme celles d’être des interlocuteurs validés par le pouvoir en place. On pense qu’elles ne favorisent pas l’autonomie des individus et le renforcement des mouvements sociaux. Le partage des tâches et des responsabilités permettrait de se positionner sur les débats autour des directions stratégiques du mouvement et il nous semble que ce n’est pas le cas. »
A la fois besoin de « directions stratégiques » (pourquoi au pluriel, une seule suffit !) et refus des leaders officiels (exactement comme les Gilets jaunes). Et voici les sous-titres des 20 premières pages :
p.5 : En quoi l’urgence influe-t-elle sur les formes de militantisme ?
p.9 : Comment tenter de s’opposer aux autoritaires ?
p.13 : Est-ce que les stratégies sont l’apanage des dominant-es ?
p. 17 : Les mouvements anti-autoritaires sont-ils condamnés à perdre ?
p.21 : Comment et pourquoi les Soulèvements de la terre prennent-ils une telle ampleur ?

Répondons à la question de la page 17. Oui, si les Soulèvements sont un mouvement purement anti-autoritaire, ils sont, à terme, condamnés à perdre. Ils leur faut résoudre des questions centrales comme celles qui ont été listées ci-dessus :
 Quel est le « sujet révolutionnaire », si ce n’est plus la classe ouvrière ? Quel est le rapport entre la classe ouvrière et les autres classes travailleuses ? Quelle est la place des intellectuels au sein du camp révolutionnaire ?
 Comment se construit le rapport entre les luttes locales, tactiques, immédiates, urgentes, et la lutte stratégique du mouvement global contre l’économie et la politique du Capital ?
 Quel type d’organisation est nécessaire ? Quelle dialectique entre centralisme et démocratie ?
Si les Soulèvements restent un mouvement à dominante petite-bourgeoise et libertaire, s’ils continuent à patauger dans leurs incertitudes, oui, ils sont « condamnés à perdre ». Ce serait dommage, car ils soulèvent les bonnes questions.