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Livre "Les Ogres" - Victor Castanet - Flammarion - 22,90€

Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024

Victor Castanet, c’est l’auteur du livre retentissant « Les Fossoyeurs » (2022) sur la transformation des EHPAD, maisons de retraites médicalisées, en particulier le groupe Orpea, en pompe à fric et nouvelle source de profit pour les investisseurs à la recherche d’un taux de profit et d’un retour sur investissement supérieur aux autres secteurs. Nous en avons parlé dans Partisan Magazine N°19 (https://ocml-vp.org/article2451.html).

Son nouveau livre traite des crèches, ou plus exactement des crèches privées du groupe People&Baby, et montre la même démarche que dans les EHPAD, cette fois sur le dos des bébés.

L’enquête rapportée dans le livre est proprement effrayante. Elle décortique un modèle économique d’accumulation sophistiqué d’un patron-voyou prêt à tout, via une multitude de procédés, dont le principal est de s’enrichir, non pas directement, mais par le biais de Sociétés Immobilières (dont il est par ailleurs propriétaire) qui perçoivent les loyers des crèches – surévalués bien sûr.
On y trouve les économies dans tous les domaines, jusqu’à l’alimentation et les couches des bébés, les factures non payées aux fournisseurs et ensuite négociées au rabais, l’absentéisme non remplacé et donc source de profit, la vente préalable de réservations de berceaux, le non remboursement des dépôts de garantie, le défaut de maintenance des matériels, une politique RH inexistante, les erreurs de paie, de comptabilité, les redressements URSSAF, les procédures contre les parents pour résiliation anticipée, l’endettement croissant du groupe, les effectifs totalement insuffisants et la maltraitance des personnels d’ailleurs en rotation incessante, etc. etc.
C’est un véritable système de pompe à fric basé sur la maltraitance des enfants et des professionnel.le.s.
Fort du succès de son livre sur Orpéa, l’auteur a eu en effet accès à de multiples témoignages y compris de responsables importants dégoûtés par la dérive et les excès d’un patron-voyou. Il faut lire ce livre pour comprendre la nature véritable du capitalisme, son caractère absolument catastrophique et inhumain, et jusqu’où un tel système est capable d’aller pour augmenter les profits.

Mais la tentation est forte de décrire les deux patrons de People&Baby en voyous déraisonnables, excessifs, critiqués par l’Etat et les autres acteurs de la profession. D’ailleurs, le livre n’échappe pas à ce travers. La critique est concentrée sur ce groupe, effectivement un groupe voyou, alors que la tendance au libéralisme touche en fait tout le secteur, avec les autres grands groupes, Les Petits Chaperons Rouges, La Maison Bleue ou Babilou ou d’autres plus petits. Le patron de P&B est décrit comme le « Tapie des crèches », radin, manipulateur, magouilleur, doté d’un pouvoir de conviction hors normes, prêt à tout, bref comme un « cas » limite pathologique, avec une idée évidente qui en ressort : mettons des « bons patrons » à sa place, humanistes et respectueux, comme ceux de Babilou par exemple qui ont accepté de témoigner pour l’écriture du livre et tout redeviendra à la normale.

Ce serait tellement facile… Mais ce livre ouvre d’autres pistes, en particulier sur le rôle de l’Etat dans cette libéralisation économique du secteur qui relativise cette illusion du « bon » patron.
D’abord, la libéralisation économique des années 2000 avec l’ouverture des crèches au privé en 2004, d’ailleurs la même année que la création de la tarification à l’acte à l’Hôpital, dans le cadre du plan « Hôpital 2007 » - la date n’est pas un hasard. Suivront la création de la Prestation de Service Unique (PSU) en 2010 et sa réforme en 2014, dont l’objectif est de rentabiliser au maximum l’occupation des crèches, avec une tarification à l’heure, le tout sous couvert de la Caisse Nationale d’Allocations Familiales, pour rationaliser les fonds publics.
Cette même année est ouverte la possibilité des Délégations de Service Public (DSP) pour les crèches municipales, c’est ni plus ni moins de la sous-traitance de la gestion des crèches dans le secteur privé.
Il n’en fallait pas plus pour déclencher une véritable guerre commerciale entre les grands groupes pour arracher les DSP et les contrats, dans une fuite en avant « low-cost » où les structures de l’Etat (jusqu’à la crèche de Matignon !!) cherchent à baisser leurs coûts à tout prix sans se préoccuper de l’impact sur les enfants ou les professionnel.le.s. En vrai rien d’étonnant avec les lois de décentralisation et les restructurations tous azimuts dans tous les services publics.

L’Etat capitaliste est donc partie prenante à 100% de ce qui s’est passé dans ce secteur économique, et le livre en décrit fort bien tous les rouages, s’il n’en tire pas de conclusion générale. Et l’on voit bien que l’hypothèse du « bon » patron ne tient pas la route, il faudrait plutôt parler de « bon » système, et alors il faudrait remettre en cause pas mal des règles du capitalisme moderne.
Cette pénétration du capitalisme libéral dans ce domaine de la petite enfance n’est que le reflet des évolutions de la période actuelle, comme dans les maisons de retraite, les hôpitaux et les complémentaires santé, et à une moindre échelle (pour l’instant) dans l’éducation. Elle a provoqué des réactions, mouvements sociaux, grèves, comme la création du collectif « Pas de bébés à la consigne » en 2009, toujours actif aujourd’hui – dont d’ailleurs Victor Castanet ne parle pas, alors qu’il a eu un certain écho.

Enfin, le livre règle ses comptes avec Aurore Bergé, la presse s’en est fait largement l’écho. La ministre de la petite-enfance est accusée de collusion directe avec la responsable de la fédération professionnelle pour faire passer la libéralisation et accentuer la pénétration des grands groupes privés dans ce secteur. Le bureau de l’Assemblée Nationale vient d’ailleurs d’autoriser le 9 octobre l’ouverture d’une procédure pour parjure sur son témoignage lors d’une commission d’enquête. Manifestement comme on dit Victor Castanet a des « biscuits », et on attend avec impatience la suite de l’affaire.
Cela dit, elle est quand même assez anecdotique, tant les liens entre les monopoles capitalistes et les membres du gouvernement sont permanents et généraux, et pas seulement chez les macronistes – on n’a pas oublié le PS ! Le livre fait de la polémique avec la ministre le premier et le dernier chapitre, effet marketing recherché à l’évidence…
Ce qui compte avant tout, c’est la manière dont le capitalisme se soumet tous les aspects de la vie sociale, les transforme en sources de profits déshumanisés, aujourd’hui jusqu’à l’éducation des plus jeunes enfants.
C’est quand même la démonstration du livre, c’est cela qui compte et qui alimente notre rage contre ce système barbare et catastrophique, c’est cela qu’il faut retenir !