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La domination des corps, reflet de la domination de classe

Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024

L’affaire des viols de Mazan a sidéré une large majorité de la population, bien au-delà des mouvements féministes. Comment a-t-il été possible à un homme « ordinaire » de vendre sa femme comme un vulgaire tas de viande, pour qu’elle soit violée par des dizaines d’autres hommes « ordinaires » ? De traiter le corps d’un être humain comme une chose, une marchandise, un corps que l’on possède, que l’on domine, que l’on soumet suivant sa simple volonté ?
L’horreur de ces crimes, associée à l’attitude magnifique de Gisèle Pélicot, ont une nouvelle fois remis sur le devant de la scène la notion de « PATRIARCAT », cette société où les femmes sont dominées par les hommes, soumises et asservies, ici chimiquement.
Mais ce concept, « patriarcat », reste confus. Au-delà de l’opposition visible entre les femmes et les hommes, on ne voit pas bien d’où il vient et comment en sortir. Et même l’affirmation d’une partie des révolutionnaires considérant que seule la révolution anti-capitaliste permettra d’en finir avec lui reste approximative et insatisfaisante.

Au XIXème siècle, aux USA, ce sont les femmes féministes qui se sont d’abord insurgées contre l’esclavage. C’est ce que rappelle Angela Davis dans son livre « Femmes, race et classe » (1981). Car les féministes américaines, qui étaient confrontées à l’esclavage sur leur territoire contrairement à la France, avaient déjà perçu le lien entre ces deux situations : la domination et la soumission des corps.
Contrairement à ce qu’on entend régulièrement, la domination des corps n’est pas seulement une domination sur celui des femmes. C’est une domination sur tous les corps, liée, dès l’origine des sociétés de classes, à une domination économique.

Le patriarcat, c’est la domination des corps pour une domination économique.

L’homme a d’abord domestiqué les animaux et la terre pour se les approprier. Il a ensuite domestiqué le ventre des femmes et les enfants pour l’héritage et la perpétuation de sa domination. Et il a dominé les corps des autres hommes, des autres femmes, des autres enfants pour la force de travail, la reproduction de celle-ci et la production des biens de richesse (esclaves, serfs, ouvriers, femmes).

S’approprier le corps d’autrui pour s’enrichir et asseoir son pouvoir produit une société de classes. C’est la domination sur les corps de ceux qui travaillent et qui produisent la richesse :
  Les esclaves, main-d’œuvre gratuite qui a permis, depuis l’antiquité, de produire les richesses dans les sociétés esclavagistes.
  Les serfs (paysans attachés à la terre) dont la production est en grande partie donnée aux seigneurs féodaux.
  Les peuples colonisés qui ont été décrits comme violents, incultes, sauvages, similaires à des enfants, afin de justifier le vol de leurs terres et de leurs richesses, l’esclavage, l’asservissement. Le racisme comme outil de domination.
  Les ouvriers, qui augmentent à partir du XIXème siècle et permettent le fonctionnement des usines, produisent les biens de consommation en grande quantité et à moindre coût, au prix de la destruction de leurs corps et de leurs esprits, avec toutes les souffrances liées à la pénibilité.

La domination des corps, est liée avant tout à l’exploitation de la force de travail des autres pour le profit d’une minorité. Elle apparaît avec la création de la société de classes (mais bien avant le capitalisme). Et pour cela, il faut…

S’approprier la nature pour développer son pouvoir économique en niant les impacts sur les milieux naturels. Considérer que :
  la faune, la flore de la planète sont avant tout au service du profit et doivent répondre aux normes de rentabilités économiques. Alors faisons pousser des tomates et des fraises en hiver, utilisons les pesticides, les engrais chimiques pour que la nature réponde aux besoins de rentabilité.
  les espaces et les êtres qui y vivent doivent se plier aux volontés du capital. Déplacer les villages et polluer les terres pour récupérer les richesses du sol, raser les forêts aux détriments peuples autochtones et des animaux pour récupérer le bois et étendre les zones d’exploitation.

S’approprier le corps des femmes et politiser leur ventre comme moyen de faire perdurer cette organisation sociale.
  reproduction de la force de travail
  reproduction de la main d’œuvre future pour les classes dominées
  production d’héritiers pour conserver la domination économique familiale des classes dominantes
  invention d’un modèle de famille qui définit le rôle de chacun. L’homme patriarche et dominant, la femme domestique et responsable du soin de la famille et des enfants sous la coupe du patriarche.

Pour justifier toutes ces dominations, il a fallu justifier et inventer des théories pour que les dominés, les exploités acceptent leur situation.

Le patriarcat, c’est la domination par le discours et le mensonge.

La société bourgeoise nous assène continuellement que la Grèce antique a été le berceau de la démocratie. Cette affirmation doit déjà nous faire douter de ce qu’est la démocratie si celle-ci vient d’une société qui considérait qu’il existait trois catégories de personnes : les citoyens, les esclaves et les femmes. Le tableau est déjà posé.
Les citoyens votent, dirigent, possèdent des richesses. Celles-ci sont produites par les esclaves. Les femmes esclaves reproduisent la force de travail, les femmes de citoyens sont des ventres qui servent à la préservation du patrimoine. C’était, selon les Grecs, une société dictée par les dieux : déjà la religion comme outil de propagande de la domination. Et c’est le schéma récurrent des sociétés occidentales.
Le christianisme a balayé l’antiquité en déclarant que nul homme ne pouvait être esclave. Alors est arrivé le féodalisme et le servage : la main d’œuvre attachée à la terre du seigneur, corvéable à merci. Le mensonge : le seigneur protège le paysan et en échange, celui-ci nourrit le seigneur. Mais, l’organisation reste la même, de l’esclavage déguisé. Alors pour justifier l’esclavage et la déportation des Africains, il a fallu leur enlever le droit d’être humain. Ainsi, pour trouver une trace des esclaves dans les archives comptables des plantations, il faut chercher dans la rubrique des meubles et des animaux. Mensonge encore !

Et puis les sociétés de classe ont toujours eu besoin de s’étendre pour augmenter leurs richesses. Dès l’antiquité avec l’empire gréco-romain, les Perses ou les Mongols. Les Vikings et les Germains menaient des invasions, des pillages pour s’enrichir. Avant que la France devienne une nation, les guerres entre les multiples chefs féodaux étaient une nécessité pour étendre leurs richesses et donc leur domination. Car le pendant des sociétés de classes est que ses différents membres sont constamment en concurrence les uns avec les autres. Et pour justifier l’occupation des terres d’autrui, l’organisation en classe sociale n’était plus suffisante, il fallait inventer la race et la hiérarchiser en fonction des besoins. Les Anglais appelaient les Écossais et les Irlandais des sauvages. Les Juifs et les Tziganes étaient considérés comme des sous êtres humains et subissaient des pogroms dans toute l’Europe. Les Africains du nord étaient fourbes et violents, les Africains plus au sud étaient de grands enfants qu’il fallait éduquer. Le patriarcat a inventé la hiérarchie des « races » pour justifier la colonisation des terres et des peuples des autres continents.
Et les femmes dans tout ça ? Et bien toujours la même rengaine. Comme dans l’antiquité, à toutes les périodes de l’histoire, la femme reproduit la force de travail par le travail domestique et par la production d’enfants. Elle est même une force de travail…travail domestique et travail productif comme les femmes esclaves ou les ouvrières du textile. Quant aux femmes des classes dominantes, leur rôle est de reproduire leur classe et cette domination.

La société de classe s’est développée au fil de l’histoire de l’humanité, et la domination des corps en a été un des moyens, ensuite théorisée en une idéologie dominante actuelle où le bourgeois occidental et blanc s’approprie le droit de posséder le corps des autres, via la religion, les systèmes éducatifs et médiatiques. On en arrive à une émission de télévision sur la ménopause où le plateau réunit sept hommes et pas une seule femme ! Idéologie ensuite retransmise dans toute la société, au-delà de la bourgeoisie, avec comme manifestations toutes les formes de sexisme et de racisme, de domination patriarcale, jusqu’à l’horreur des viols de Mazan. Le « reflet » de la domination de classe. L’objectif économique n’est plus là. Reste l’aliénation, c’est-à-dire le « reflet » dans la superstructure et l’idéologie de la base économique et des rapports de production.
La bourgeoisie ayant construit un système de domination des corps pour sa domination économique, elle a développé une idéologie qui dépasse le cadre économique et qui a aliéné les classes dominées. C’est ce qui amène des « hommes ordinaires » à dominer le corps des femmes. C’est ce qui amène certain.e.s à considérer que les jeunes racisés ne sont pas des jeunes comme les autres.

Le patriarcat, c’est un mode de domination, qui reflète la nature du capitalisme

Le discours général de la gauche dans son ensemble est de considérer que tous les maux de la société sont tous dû au capitalisme. En ce qui concerne le réchauffement climatique, nous pouvons penser que c’est vrai. Ce sont les nouvelles technologies et l’exploitation des ressources naturelles à outrance qui détruisent la planète. Mais en même temps, cette exploitation excessive des ressources naturelles vient aussi de cette conception de « domination », cette nécessité de dominer toutes les parties de la planète pour des profits toujours plus importants.

Le capitalisme n’a rien inventé sur la question de l’exploitation des corps et de la nature. Il a inventé les outils mais il s’est surtout appuyé sur ce qui existait déjà. Il est important de comprendre qu’abattre le capitalisme ne fera pas disparaitre la domination des corps, que ce soit la domination des corps de travailleurs ou la domination du corps des femmes.
A la rigueur, on peut imaginer que la fin du capitalisme pourrait atténuer la prédation des ressources naturelles. Mais même cela n’est pas sûr s’il n’y a pas de réflexion sur la surconsommation, le productivisme et la protection de la nature. Car cette domination est bien plus ancrée dans les personnes, dans la société que ne l’est le capitalisme. C’est ce qu’on appelle l’aliénation. Abattre le capitalisme ne fera pas disparaitre la société de classe, la division sociale du travail et tous les mensonges inventés pour justifier la domination.
Cela signifie que dans la lutte contre le capitalisme, nous devons, à chaque étape, sur chaque aspect, nous poser des questions relatives au sexisme, au racisme. Mais il s’agit aussi, lors de luttes féministes, écologistes, contre le racisme, de se poser des questions de classe.

Dans « Femme, race et classe », Angela Davis rappelait que dans ces groupes de femmes qui luttaient contre l’esclavage, regroupant des femmes issues de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie américaine, de femmes ouvrières et prolétaires dont d’anciennes esclaves, la première scission avait eu lieu sur des questions de classe, puis sur les questions de « race ». Car les conséquences et les moyens de luttes ne sont pas les mêmes selon la place de chacune dans la division sociale. Les conséquences écologiques ne sont pas les même selon les pays d’habitation, selon les moyens économiques. Le racisme n’est pas vécu de la même manière selon le quartier ou la ville d’habitation et selon sa place dans la hiérarchie sociale.

Pour des raisons de dominations économiques, le patriarcat a développé une idéologie hiérarchisant les êtres. Mais cette idéologie a dépassé le cadre purement économique. Elle a infusé dans toute la société, dans toutes les couches sociales, dans tous les pays. Cette idéologie s’est développée indépendamment de la question économique de manière plus ou moins sévère selon les pays et leur histoire. C’est la raison pour laquelle, les luttes contre le sexisme, le racisme, les luttes écologiques doivent être articulées avec les luttes contre l’exploitation, avec celle-ci comme fondement. L’intersectionalité, c’est le débat actuel qui devrait avoir lieu dans tous les mouvements militants (féminisme, écologie, antiracisme, syndicalisme etc.).

La lutte des classes ne peut plus se faire sans prendre en compte les questions de domination des corps.
Il ne peut y avoir de libération des corps sans libération de l’exploitation, même si cela n’est pas un fait automatique. Mais il ne peut y avoir de libération de l’exploitation sans une libération des corps.