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Bangladesh : une révolution !
Partisan Magazine N°24 - Décembre 2024
Que s’est-il passé le 5 août 2024 ? Félix Lebrun a remporté une médaille de bronze en tennis de table ? C’est exact, mais pendant que les médias nous saturaient de Jeux Olympiques, déclarés période de trêve par Macron (trêve dans quelle guerre ?), la planète continuait à tourner, et certaines guerres bien réelles ne connaissaient pas de trêve. Le 5 août à 14 h 30, la première ministre du Bangladesh, Hasina Sheikh, s’enfuyait en hélicoptère, traquée dans son palais par des milliers d’étudiants et de travailleurs en colère. Une révolution ! Un évènement assez lointain pour nous ? Un événement plus courant qu’on ne croit. Oui, la révolution est un événement courant !
D’abord, peut-on parler de révolution ?
Oui, puisqu’il y a changement de régime. S’il n’y avait qu’un changement de roi, de dictateur, ou de constitution bourgeoise, il y aurait continuité politique, et surtout continuité de la classe au pouvoir. Révolution aussi, même si ce n’est pas la classe ouvrière qui impose son pouvoir – exemple : les révolutions démocratiques et nationales d’indépendance ; ou même si le pouvoir ouvrier est éphémère – exemple : la Commune de Paris : en 1870-71, on est passé de Napoléon III à Adolphe Thiers. Révolution de 1789, de 1830, de 1848, de septembre 1870...
Par ailleurs, une distinction extrêmement importante est à faire entre révolution et situation révolutionnaire. Lénine note, par exemple, dans la seule Russie de son époque, une situation révolutionnaire en 1901, une autre en octobre- décembre 1905, une troisième en 1915. « La révolution, écrit-il (t. 21, p. 217), ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs…, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement (ou partiellement) l’ancien gouvernement, qui ne « tombera » jamais, même à l’époque des crises, si on ne le fait pas « choir ». Telle est la conception marxiste de la révolution. »
La distinction entre révolution et situation révolutionnaire est donc tout-à-fait déterminante, dans la mesure où entre les deux se pose la question de la situation idéologique et politique et de la situation organisationnelle des travailleurs. En clair, s’il n’y a pas de parti ouvrier, les travailleurs peuvent se battre férocement, ils sont sûrs de se faire voler la victoire.
Si l’on essaie de lister les situations révolutionnaires depuis un demi-siècle, disons depuis les années 1968 (situation révolutionnaire fin mai en France !), on recense assez facilement plus d’une centaine d’évènements tous plus remarquables les uns que les autres. Pensez seulement au « printemps arabe » de 2011. Certes, aucune révolution prolétarienne n’est victorieuse, mais, d’une part, dans les révolutions démocratiques, « la plèbe a dû faire tout le travail », comme le note Engels à propos de la Révolution française de 1789 (dans une lettre à Kaustky du 20 février 1889). D’autre part, les situations révolutionnaires sont autant d’occasions de révolutions ratées, et souvent de révolutions prolétariennes ratées.
Alors, que s’est-il passé au Bangladesh cet été ?
Le Bangladesh, c’est d’abord pour nous, le souvenir du Rana Plaza, le 24 avril 2013 : 1100 travailleurs, majoritairement travailleuses, tuées, et 2600 blessées, dans cet immeuble-usine de textile. Le symbole extrême des conditions de travail qui font que les vêtements sont bon marché et les profits des grandes marques occidentales juteux. 4500 entreprises textiles emploient 4 millions et demi de travailleurs dans le pays. Il y a quelques mois, en novembre 2023, la police avait encore ouvert le feu contre une manifestation d’ouvrières, faisant une morte et plusieurs blessées.
En juillet, ce sont les étudiants qui, les premiers, sont descendus dans la rue, organisés qu’ils sont en association (3000 adhérents), sortant d’une lutte contre les discriminations racistes et sexistes. Ils mettent en place, dans toutes les grandes villes, des barrages routiers pour protester contre le rétablissement d’un quota d’emplois publics (30%) réservés aux descendants des « héros de la guerre d’indépendance » (de 1971). Ce privilège, moyen de clientélisme pour le gouvernement, avait été suspendu en 2018 après de puissantes manifestations. Suppression de cet acquis quelques années après ! Il faut tenir compte du fait que 40% des jeunes du pays sont au chômage.
Le 14 juillet, la première ministre traite dans un discours les étudiants de collabos, héritiers de ceux qui tuaient les militants de l’indépendance. Le mouvement se renforce. Les lycéens se joignent aux étudiants. La répression se renforce aussi. Les gaz lacrymos et les balles en caoutchouc font place le 20 juillet à l’ordre donné aux militaires de tirer à vue. Fin juillet, il y a plus de 200 morts et de très nombreux blessés. Les ouvrières et ouvriers sont outrés de voir leurs enfants, qui représentent la volonté de « s’en sortir », être abattus comme du gibier. Ils se mettent à soutenir les étudiants. L’armée alors, qui a tiré sur des milliers, refuse de tirer sur des millions. Les manifestants envahissent le Parlement et le palais de la première ministre. Nous sommes le 5 août 2024.
Certains traits de cette grande aventure méritent d’être notés.
• Le point de départ est une lutte pour une réforme, ou contre une réforme (du gouvernement), une lutte partielle, démocratique. La réponse du pouvoir étant négative et violemment répressive, elle se transforme en lutte politique contre le régime lui-même. Constatant la radicalisation et ses dangers, ce dernier retire sa réforme, mais il est trop tard, le mouvement a changé de nature.
• Le socle du pouvoir, c’est l’armée, l’État tel que défini par Lénine, « des détachement spéciaux d’hommes armés ». Quand les forces de répression refusent de tirer sur le peuple, le roi est nu, le pouvoir change de mains.
• L’autre point de bascule décisive, qui précède, c’est la participation massive des travailleurs, qui ne se révoltent pas n’importe quand, n’importe comment, mais quand ils voient une brèche s’entrouvrir, une limite dépassée. Ces deux points sont absolument tabous pour les médias officiels et pour les réformistes.
• D’une manière générale, la révolution se présente sous la forme d’un chaos généralisé. Dans cet ébranlement de l’ordre capitaliste ordinaire, des tendances et initiatives d’extrême droite, racistes et anti-communistes, ne manquent pas de se déchainer. L’organisation d’un nouvel ordre, d’un nouvel Etat (populaire) s’impose dans l’urgence de la situation. Les étudiants et travailleurs bangalais ont protégé les temples hindous, les églises chrétiennes et les boutiques tenues par des minorités (dans un pays composé à 90 % de musulmans).
• « C’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire » (Karl Marx, Les luttes de classes en France, page 1).
• En l’absence d’organisation prolétarienne, l’avant-garde du mouvement reste naturellement à la petite bourgeoisie, et celle-ci permet à la grande bourgeoisie de se faufiler au pouvoir avec une nouvelle équipe politique.
La révolution n’est pas un fantasme.
Comme beaucoup de réalités, la révolution est l’objet d’une vision métaphysique, idéalisée. Lénine s’est battu contre cette manière de voir :
« La révolution socialiste ne doit pas être considérée comme un acte unique, mais comme une époque orageuse de bouleversements politiques et économiques, de lutte de classes très aiguë, de guerres civiles, de révolutions et de contre-révolutions » (t. 21, p. 352).
Marx lui-même écrivait : « L’anticipation doctrinaire et nécessairement imaginaire du programme d’action d’une révolution de l’avenir ne fait que détourner des luttes présentes » (lettre à Nieuwenhuis du 22 février 1881).
Ne rêvons pas d’une grande et pure révolution mythique. Voyons toutes les révolutions et situations révolutionnaires qui éclatent régulièrement, et que la bourgeoisie s’emploie à ignorer ou à déformer. Et voyons l’immense potentiel de révolte et de désir de liberté, d’humanité, de dignité, présent chez les travailleurs, les femmes, les jeunes, les discriminés du monde entier. Enfin, considérons que nous entrons dans une époque de grands bouleversements.
La « zone des tempêtes » - les pays du Sud désignés ainsi par Mao – est toujours la zone des tempêtes. Les pays dominés sont toujours des pays dominés. Mais la réalité économique et politique est maintenant mondialisée, et capitaliste. Le Bangladesh vient de vivre une révolution démocratique qui peut être comparée à la France de juillet 1830, février 1848, septembre 1870. Des révolutions dans lesquelles la classe ouvrière cherche sa place.
Les médias bourgeois ne retiendront qu’une « révolution étudiante » (comme souvent à propos de mai-juin 1968), respectant l’omerta de classe sur le rôle décisif de l’intervention massive ouvrière et populaire. Le rôle politique dirigeant de l’association étudiante au Bangladesh ne fait que souligner l’absence d’organisation politique des travailleurs.
Un gouvernement provisoire, genre gouvernement Lamartine
Les Bangalais font une révolution et appellent au pouvoir… un banquier. Voilà un fait qui parlera aux travailleurs de France ! Le Monde diplomatique explique (octobre 2024, page 11) :
« Les choix de M. Yunus pour composer son gouvernement ne laissent aucun doute sur l’orientation de ses projets : d’anciens généraux, d’anciens ministres ou ambassadeurs, tous fervents partisans d’une plus grande privatisation des ressources et des industries nationales. Mais l’équipe inclut également M. Adilur Rahman, militants des droits humains, et Mme Rizwana, une avocate spécialisée dans la justice environnementale. Pour la première fois dans l’histoire du Bangladesh, deux étudiants, issus du mouvement anti-discrimination, accèdent à des responsabilités ministérielles. Un troisième, M. Mahfuz Abdullah, souvent décrit comme le théoricien du mouvement, a été nommé comme assistant spécial du conseiller en chef de M . Yunus. »
Le banquier Yunus s’est attribué pour sa part cinq ministères clés. Quel rôle joueront les responsables étudiants dans ce gouvernement ? Celui de l’ouvrier Albert et de Louis Blanc ? Voici comment Marx caractérisait le gouvernement provisoire mis en place après la révolution de 1848 :
« C’est aux côtés de la bourgeoisie qu’ils [les ouvriers] cherchèrent à faire prévaloir leurs intérêts, de même que c’est à côté de la majorité bourgeoise qu’ils avaient installé un ouvrier dans le Gouvernement provisoire même. Organisation du travail ! Mais c’est le salariat qui est l’organisation bourgeoise actuellement existante du travail. (…) Un ministère spécial du Travail ! Mais les ministères des Finances, du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois ? A côté d’eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Vains Désirs, une commission du Luxembourg… La classe ouvrière française… était encore incapable d’accomplir sa propre révolution. » (Les luttes de classes en France, 1848-1850, Ed. Soc. Page 49).
A quoi peut bien servir en effet de participer à un gouvernement « progressiste », « de gauche », « démocratique », quand l’armée bourgeoise et les marchés capitalistes gardent le pouvoir réel, quand surtout les travailleurs ne sont pas organisés partout en comités décisionnels ?
Après la révolution démocratique, la révolution sociale
Les travailleurs ont été les acteurs déterminants de la révolution du 5 août au Bangladesh, ceux qui ont fait basculer le pouvoir. Mais ils ne font pas confiance au gouvernement provisoire banquier-bourgeoisie-étudiants mis en place. La preuve, ces « grèves, occupations d’usines, blocages de route presque quotidiens » dans les semaines qui ont suivi, pour « une augmentation de salaire et le droit de s’associer syndicalement ». « 17 septembre : les infirmières à travers tout le pays ont manifesté afin de demander que l’ensemble des postes de direction du Conseil des infirmières et sages- femmes soient occupés par des travailleuses de la profession et non par des bureaucrates ». « La plupart des grèves, des actions de blocage des routes ou d’usine semblent spontanées et ne pas émaner des directions syndicales » (Courant Alternatif, octobre 2024, page 32).
« Sous couvert d’anonymat, un dirigeant syndical de haut rang a déclaré au Dhaka Tribune...que les organisations syndicales ne soutiennent pas les manifestations consistant à bloquer les routes et à fermer les usines, car elles croient toujours à la résolution des problèmes par le biais du dialogue multilatéral... La création de cette anarchie n’est pas l’œuvre des ouvrières/ouvriers ; elle est certainement alimentée par des éléments extérieurs, a-t-il poursuivi. Il a exhorté les forces de l’ordre à réprimer strictement cette anarchie. » Le président de la Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association (le syndicat patronal du textile)… a déclaré que des centaines de milliers d’ouvrières/ouvriers avaient quitté les usines dans l’après-midi [du 3 septembre], dépassant les efforts de l’armée et de la police bangladaises, du bataillon d’action rapide (RAB) et des gardes-frontières bangladais (BGB) pour maintenir l’ordre. » (DNDF, Des Nouvelles Du Front, 06/09/2024).
Friedrich Engels écrit en 1895, dans son introduction aux Luttes de classes en France 1848-1850 : « Après le premier grand succès, c’était la règle que la minorité victorieuse se scindât en deux : une des moitiés était satisfaite du résultat obtenu, l’autre voulait encore aller plus loin, posait de nouvelles revendications qui étaient au moins partiellement dans l’intérêt réel ou prétendu de la grande foule du peuple. Ces revendications plus radicales s’imposaient bien dans certains cas, mais fréquemment pour un instant seulement ; le parti plus modéré reprenait la suprématie, les dernières acquisitions étaient perdues à nouveau en totalité ou partiellement...Toutes les révolutions des temps modernes, à commencer par la grande révolution anglaise du XVIIe siècle, présentèrent ces caractéristiques... ».
Au Bangladesh, la classe ouvrière est là, dans le textile en ville, dans les plantations de thé à la campagne. Et la révolution est là, une révolution sociale après la révolution démocratique. Le problème est que février risque de mener à juin (1848) et pas à octobre (1917). Voilà tout le drame des pays du « Sud ». Et qu’est-ce qui permettrait de passer de février à octobre ? Un parti bolchevik ! Il n’est pas sûr que Courant Alternatif et DNDF soient d’accord avec cette conclusion. Et là ce n’est plus la situation politique au Bangladesh qui est en cause, c’est la nôtre, en France...

